La Quatrième Théorie Politique et le postlibéralisme

Anatoly Kuzichev : Bonsoir tout le monde, ici Radio Kuzichev. Aujourd’hui, nous avons, pour utiliser le jargon journalistique, un sujet unique. Et vous savez que cela en vaut la peine. Cela vaut la peine de consacrer un programme entier à ce sujet parce que c’est un sujet sérieux et que, contrairement à notre pratique habituelle, nous ne voulons pas simplement susciter l’intérêt, pour ainsi dire, et d’autant plus que ce que notre cinématographie permettra dans le contexte de ce que nous allons discuter est plutôt modeste. Ne soyez pas trompés par le mot « théorie » dans le titre, parce qu’en fait cette théorie a une importance directe ou aura une importance directe pour nos vies. Ce sera la pratique. C’est un paradoxe tellement fascinant. Bonsoir, Katia.
Ekaterina Arkalova : Bonsoir, chers auditeurs et spectateurs. Aujourd’hui une conversation extrêmement intéressante nous attend sur la manière dont, dans ce brave nouveau monde du globalisme, de la postmodernité et du postlibéralisme, l’avenir de la Russie peut être préservé en reconstruisant des traditions. Ecoutez, regardez et écrivez à rk@tsargrad.tv. Ce sera  intéressant. Nous avons une heure entière.
Kuzichev : Oui, une heure entière, merci beaucoup. Je vais présenter notre invité… En fait, présentons d’abord le sujet : la « Quatrième Théorie Politique ». Notre invité, bien sûr, est Alexandre Douguine, le rédacteur en chef de Tsargrad, philosophe et professeur. Alexandre Gelievitch, bonsoir.
Alexandre Douguine : Bonsoir.
Kuzichev : Je ne sais pas s’il est possible et si nous pouvons même, pour ainsi dire, répondre à cette double exigence. D’une part, je veux vraiment parler de la théorie en tant que théorie – politique, bien sûr. Mais, d’autre part, je veux, comme Katia vient de le dire, que les gens qui nous regardent maintenant et qui tentent de trouver des signes de postmodernisme et de néolibéralisme et qui, en général, ne peuvent pas les trouver dans la vie quotidienne, retiennent de notre conversation une compréhension des processus en cours. Le pouvons-nous ?
Douguine : Nous allons essayer.
Kuzichev : Nous allons essayer. D’abord, mettons-nous d’accord sur les termes. S’il existe une quatrième théorie politique, alors d’après la règle philosophique de la négation de la négation, il est évident qu’elle nie d’une manière ou d’une autre les trois précédentes. Donc peut-être écoutons quelques mots sur les théories précédentes.
Douguine : Oui, bien sûr. C’est nécessaire.
En fait, si nous examinons attentivement les résultats politiques et idéologiques du XXe siècle, alors nous voyons que durant ce siècle qui s’est terminé il n’y a pas très longtemps, trois idéologies se sont combattues. La première théorie politique qui apparut en premier fut le libéralisme, dont les racines remontent au XVIIIe siècle mais qui acquit son plein développement idéologique au XXe siècle…
Kuzichev : Donc vous les définissez d’abord, et ensuite…
Douguine : Oui. Il y a la théorie politique libérale, et la seconde apparaît comme une antithèse – le communisme et le socialisme, toutes les versions de la critique de gauche, ce que nous appelons la théorie critique. C’est l’idéologie de gauche, communiste, socialiste, avec toutes ses nuances. La troisième théorie politique est avant tout le nationalisme ou le fascisme, qui tenta de fournir une critique des précédentes, le libéralisme et le communisme. Ces trois théories politiques – libéralisme, communisme, et fascisme – furent engagées dans un combat à mort durant le XXe siècle. D’abord le libéralisme et le communisme vainquirent ensemble le fascisme, puis, comme nous le savons, la Guerre Froide commença entre le communisme et le libéralisme. Puis en 1991, le libéralisme vainquit le communisme à une échelle globale.
Ainsi, la première, le libéralisme, gagna la bataille entre ces trois théories. Et maintenant nous vivons avec le libéralisme et tout le reste se met en place en se basant sur cette conclusion. Si nous comprenons l’intérêt de cela et si nous tirons des conclusions avec suffisamment de clarté et d’attention intellectuelle afin que nos auditeurs et spectateurs comprennent ce que je viens de dire, cela signifie que nous sommes arrivés à la possibilité de comprendre ce qui reste. Nous pouvons grouper le libéralisme, le communisme et le fascisme comme trois idéologies politiques, trois doctrines politiques, et si nous pouvons appliquer ces trois théories politiques à l’histoire du XXe siècle, les guerres mondiales, la Guerre Froide, les événements entourant l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, et les changements dans le système mondial liés à cela, alors nous sommes déjà au seuil de compréhension du besoin d’une quatrième théorie politique.
Kuzichev : Donc nous avons la première, la seconde, et la troisième – c’est une chronologie
Douguine : Oui, dans l’ordre de leur apparition.
Kuzichev : OK, c’est le premier point. Le second c’est que vous avez dit que la victoire  conditionnelle – bien sûr, elle n’est pas définitive, mais dans les conditions et circonstances actuelles – fut remportée par la doctrine la plus ancienne, la première, la doctrine libérale. 
Douguine : Absolument exact. Nous pouvons parler d’une chronologie de leur apparition ainsi que, en ordre inverse, de leur disparition, parce que le fascisme, qui apparut en dernier, fut le premier à disparaître. Après cela, le communisme, le second à apparaître, fut vaincu.
Le libéralisme, qui fut la première des théories politiques et la modernité avec laquelle tout commença avec le capitalisme, le libéralisme, Adam Smith, l’individualisme et la société civile, est toujours vivant à ce jour.
Kuzichev : De plus, comme vous l’avez dit, il a gagné, mais pas une victoire finale…
Douguine : Et c’est la partie la plus intéressante.
Kuzichev : Attendez, attardons-nous là-dessus. Nous avons une autre spécialiste de sciences politiques avec nous, Katia. Ekaterina, prenons ce que Alexandre Gelievitch a dit sur la troisième, la seconde et la première théories politiques.
Katia : Oui, la thèse. Il est logique d’assigner des numéros d’ordre à ces trois idéologies, et dans ce cas la séquence compte. La première théorie politique, le libéralisme, proclama que les droits et les libertés de chaque personne étaient la plus haute valeur et déclara qu’ils étaient la base de l’ordre social et économique. Il s’ensuit que les opportunités pour que l’Eglise et l’Etat influencent la vie de la société sont limitées par une constitution. Les libertés les plus importantes reconnues dans le libéralisme moderne sont la liberté d’expression, la liberté de choix et de religion, et la liberté de choisir des représentants dans des élections transparentes et libres. Le libéralisme apparut au XVIIIe siècle et s’avéra être le plus stable et, finalement, vainquit ses rivaux dans une bataille historique.
Le communisme, comme le socialisme dans toutes ses variétés, est à juste titre appelé la seconde théorie politique. Il apparut plus tard que le libéralisme comme une réaction critique à la formation du système bourgeois-capitaliste dont l’expression idéologique était le libéralisme.
Le communisme propose un système social et économique basé sur l’égalité sociale et la propriété publique des moyens de production. En pratique, ce système n’a jamais existé, mais le terme de « communisme primitif » a été utilisé pour décrire le système de la société tribale d’avant les classes.
La troisième théorie politique est le fascisme. C’est le nom générique des mouvements politiques et des idéologies d’extrême-droite et des formes correspondantes du règne de type dictatorial dont les signes caractéristiques sont le nationalisme militariste, l’anticommunisme et l’antilibéralisme, la xénophobie, le revanchisme, le chauvinisme, les cultes mystiques du chef, le mépris pour la démocratie électorale et le libéralisme, la croyance au règne des élites et à la hiérarchie sociale naturelle, l’étatisme, le racisme, et le génocide.
Le fascisme apparut plus tard que les autres grandes théories politiques et disparut avant elles. L’alliance entre la première théorie politique et la seconde théorie politique et les erreurs de calcul géopolitiques d’Hitler étouffèrent la troisième théorie dans l’œuf. La troisième théorie politique mourut de mort violente et ne connut pas la vieillesse ou le déclin naturel, contrairement à l’Union Soviétique.
Avec la disparition du fascisme, le champ de bataille fut libéré pour la première théorie politique et la seconde. Cela prit la forme de la Guerre Froide et donna naissance à une géométrie stratégique sous la forme du monde bipolaire qui dura presque un demi-siècle. En 1991, la première théorie politique, le libéralisme, vainquit la seconde, le socialisme. Ce fut la chute du communisme global.
Ainsi, à la fin du XXe siècle, de ces trois théories politiques qui mobilisèrent des millions de gens dans tous les coins de la planète, une seule demeura : le libéralisme.
Kuzichev : Oui, merci beaucoup.  D’après ce que je comprends, Katia a tout dit sur les théories classiques. Je retiens qu’une seule, le néolibéralisme, demeure de ces théories classiques, mais ce n’est pas sans raison qu’aujourd’hui nous parlons d’une quatrième théorie. Nous y arriverons dans un moment. Il y a une chose que je veux vous demander. Vous avez dit qu’il est nécessaire de repenser les processus politiques, l’histoire politique et la théorie politique du siècle dernier, et qu’en comprenant cela sans les clichés standards qui nous sont imposés à un niveau trop simple, au niveau des slogans et des tentatives de nous expliquer ces processus, alors nous faisons un pas en avant.
Douguine : Bien sûr.
Kuzichev : Qu’est-ce que cela signifie ?
Douguine : Cela signifie que les théories politiques nous déterminent de l’intérieur. Nous pensons que nous sommes Alexandre, Katia, mais en fait nous sommes porteurs de certains clichés. Nous sommes encodés. Et nous ne pouvons pas ne pas l’être. Nous sommes encodés par la politique. Quand nous parlons, par exemple, des droits de l’individu dans la société civile, nous définissons cela comme quelque chose de bien. Ce n’est pas parce qu’ils sont bons, mais parce que nous sommes sous l’influence de ce modèle libéral. Quand nous parlons de justice sociale ou d’égalité, et à quel point ce serait merveilleux de tout prendre et de tout partager, nous sommes encodés par le modèle communiste, la seconde théorie politique, sans en avoir conscience. Quand nous avons des sentiments hostiles envers un autre peuple, comme si je dis « ces Tatars » ou ces « immigrants illégaux qui arrivent », nous sommes involontairement les porteurs de la troisième théorie politique même si nous n’en sommes pas conscients du tout. Donc ces trois théories politiques sont à l’intérieur de nous. Pourquoi est-il difficile d’imaginer ces trois théories comme quelque chose d’abstrait ? Parce que dans une certaine mesure nous n’en sommes pas libérés. Dans une certaine mesure, aucune personne n’est libre. Par exemple, beaucoup de libéraux de Russie vont en Israël en tant que représentants de la première théorie politique et deviennent des représentants de la troisième. Le contexte change et le plus difficile est de voir ce qui nous détermine, de voir le programme, le système dans le cadre duquel nous travaillons. C’est comme quand un programme est lancé, mais il ne sait pas s’il est lancé sur Windows ou Macintosh. Simplement il fonctionne.
Et nous pensons que nous sommes seulement nous-mêmes. Mais en fait, quand nous sommes poussés vers une expression quelconque et que nous disons que quelque chose est bon ou mauvais, quand nous discutons autour d’une table ou à la télévision, nous sommes poussés à dire ces choses en premier lieu. Nous sommes déjà codés. Pour clairement comprendre le cours de l’histoire politique du XXe siècle, en un certain sens il est absolument nécessaire de toujours conserver une distance scientifique, très difficilement acquise et difficilement reconquise – en tant que spécialiste de sciences politiques je puis dire cela. En psychanalyse il y a une règle qui dit que vous ne pouvez pas psychanalyser une autre personne avant de vous être psychanalysé vous-même.
Kuzichev : Pour vous libérer de vous-même ?
Douguine : Inconsciemment. Vous devez vous explorer vous-même. C’est la même chose, en plus difficile, dans le domaine de l’idéologie. Nous avons besoin de nous psychanalyser. Sommes-nous encodés par une théorie politique plus que par une autre ?
Kuzichev : C’est beaucoup plus facile de comprendre avec l’exemple de la psychanalyse. Si une personne est hantée par des peurs et des insécurités, il est clair que cette personne veut se débarrasser de la peur et de l’insécurité. Tout ce que vous dites est absolument vrai. Au point que cela ne m’est jamais venu à l’esprit auparavant – que maintenant je suis assis et je réfléchis et que vraiment, nous agissons tous dans le cadre de certains clichés, qu’ils soient idéologiques, humanitaires, etc. Nous pensons que cela est bon et que c’est naturel. Mais en fait c’est simulé.
Douguine : C’est l’idéologie. C’est ainsi que le codage travaille en nous.
Kuzichev : Il y a là une sorte de valeur absolue, fondamentale. Il est nécessaire de se libérer de la coquille, du cliché, et nous comprendrons à quoi mène la théorie. C’est seulement en comprenant cela que nous pouvons formuler…
Douguine : Regardez, Anatoly. Voilà où commence la science. Les questions pragmatiques, particulièrement la science fondamentale, viennent à la fin. Au début, ce qui motive vraiment les gens et les spécialistes est de tenter de trouver la vérité, pas son application. L’intérêt pour la science n’est pas « dans quel but », mais au premier degré l’intérêt est le « comment » et le « pourquoi ». Les gens de la génération suivante qui mettent la théorie en pratique cherchent une application pour voir où elle conduit, où elle ne conduit pas. En général, cela s’adapte aux idées les plus diverses. Ils commencent à calculer comment le moteur d’une fusée est conçu à l’aide de chiffres imaginaires qui n’existent pas, qui est la racine carrée de moins un, etc.
Par conséquent, l’érudit est motivé par la recherche de la vérité quelle que soit son application.  Et c’est par cela qu’il faut commencer. C’est pour cela que la philosophie existe. Nous devons chercher les origines des trois théories politiques, la nature de leurs dénominateurs communs, si elles existaient avant l’émergence du libéralisme ou, au contraire, pourquoi elles n’existaient pas avant. Alors quelque chose de très intéressant survient. Du point de vue de la philosophie, à un certain moment, la notion cartésienne du sujet et de l’objet surgit dans la culture européenne occidentale. Le sujet est une chose, en fait, que personne ne connaissait avant. Nous pourrions dire que les philosophes de l’ère moderne l’inventèrent ou le découvrirent au XVIIe siècle. Puis les trois théories politiques furent construites sur cette division philosophique interne entre sujet et objet. Le codage survient au niveau du sujet. Le sujet peut être l’une de ces trois choses : l’individu dans le libéralisme, la classe dans le marxisme, d’où la justice et la complexité de la dialectique philosophique, de la théorie critique marxiste, ou l’Etat, la nation ou la race dans la troisième théorie politique. Toutes trois s’en remettent à leur sujet. Mais ce sujet lui-même, et cela semble encore plus évident, requiert un codage pour atteindre les racines mêmes de notre perception du monde. Alors c’est comme si ce sujet lui-même avait été construit par quelqu’un. Cela signifie que nous avons maintenant atteint ce niveau – si vous suivez notre logique et notre exposé – où nous avons atteint le commun dénominateur de ces théories politiques qui se ramènent à la notion de sujet. Il s’avère aussi que cette notion n’est pas compréhensible d’elle-même et qu’avant de comprendre que nous sommes des sujets, nous nous considérions comme quelque chose d’autre. Par exemple : les créations de Dieu, les porteurs d’une certaine sorte de mission, les représentants de constructions philosophiques plus complexes ou du moins d’autres constructions apparentées à la doctrine de l’anthropologie chrétienne ou à des compréhensions platoniciennes encore plus anciennes. Il s’avère que l’homme – si nous en arrivons à l’homme – se pense lui-même d’une manière entièrement différente à chaque étape de l’histoire. Nous croyons que c’est quelque chose de constant, d’immuable, mais il s’avère que ces points d’encodage sont accrochés à l’homme comme une sorte d’abstraction. Dans la modernité, en Europe, ils ont accroché la notion de sujet à l’homme, en faisant une personne.
L’homme est un sujet. Avant lui, il y a l’objet. Entre le sujet et l’objet, il existe un ensemble  complexe de relations. L’homme est un sujet qui pense à l’objet, que ce soit la nature, la matière ou des objets qui sont devant lui, et en faisant cela, par cette relation, il se construit lui-même. La politique et les théories politiques sont des sortes de versions réduites et simplifiées de ce sujet.
L’une de ces théories dit que vous êtes un individu et vous créez un monde individuel autour de vous-même. La seconde version dit que vous êtes une classe et que vous êtes entouré par la société de classe.
Kuzichev : et une nation…
Douguine : Vous êtes une nation, une race…
Kuzichev : Il s’avère que mathématiquement, aussi ridicule que cela puisse paraître, la plus vieille théorie politique, le libéralisme, est la plus tenace et, clairement, la plus « quantique » pour ainsi dire. Dans les autres, la classe et la race sont un cas différent d’imprégnation.
Douguine : Exactement. C’est la forme la plus simple. En fait, le libéralisme a gagné parce qu’il est le plus proche de tous de cette notion de sujet. Bien sûr, cette notion cartésienne du sujet en tant qu’individu est celle de Descartes et n’est pas gravée dans le marbre de la philosophie. Tout est beaucoup plus complexe. Il y a la notion dialectique hégélienne du sujet qui se trouve au cœur du marxisme. Et il y a l’application de Hegel non seulement dans la gauche, mais aussi dans le fascisme, dans la théorie du fascisme italien, qui est aussi fondée sur Hegel. Mais je vous accorde que dans ce modèle, le sujet qui est le plus facile et le plus compréhensible de tous est l’individu, même s’il est loin d’être le seul. Mais le fait est qu’au XXe siècle nous avons vu des guerres mondiales menées pour prouver qui a raison ou qui est le plus justifié parmi ces modèles philosophiques, et nous avons payé cela de millions de vies. Pour nos auditeurs de l’autre coté de l’écran, nous devons clarifier. Pourquoi ? Parce que c’est bien pour ces valeurs, ces idées, ces différences dans la dialectique du sujet, que nous avons sacrifié des millions de vies. Nous en sacrifions aujourd’hui et nous le ferons demain. Nous sommes en ce moment assis tranquillement et les gens parlent calmement de cela, mais nous parlons de votre destin, du destin de vos enfants, de votre identité…
Kuzichev : Et actuellement nous versons du sang pour cela ?
Douguine : Oui. Pourquoi combattons-nous en Syrie ? En Ukraine ? Tout cela s’explique par ces choses profondes, grandes et graves. Et quand les gens pensent que tout est simple, cela signifie qu’ils refusent de regarder dans la matrice où tout est beaucoup plus compliqué. La simplicité elle-même est en fait la conséquence de ces modèles qui fonctionnent mal. Les gens, l’humanité, et même la stupidité humaine, sont très complexes en eux-mêmes. C’est complexe au début, et ensuite il y a des simplifications. Nous sommes tous encodés par des programmes très complexes. Pour aller au fond de ce codage…
Kuzichev : Des réponses simples ?
Douguine : Les réponses simples ne conviennent pas ici. Par conséquent, quand nous disons que la version simple identifie le sujet à l’individu – pour parvenir à ce point, nous avons dû traverser un chemin politique de trois siècles, traverser deux guerres mondiales au XXe siècle, perdre des douzaines et peut-être mêmes des centaines de millions de vies et, en résultat, détruire un grand pays comme l’Union Soviétique en 1991 seulement pour en arriver à cette conclusion philosophique que les libéraux avaient absolument raison d’identifier le sujet de la modernité avec l’individu, développant le système des droits civiques, de la société civile, de la liberté de circulation, de la liberté de la presse, de la séparation des pouvoirs, et de l’économie de marché. Ils ont prouvé cela par la force, par l’intelligence, par la propagande, et par la guerre de l’information. Donc où en sommes-nous ? Au cœur de tout se trouve cette opération philosophique très complexe, ces choses dialectiques complexes qui ont coûté des millions de vies. Le marxisme est très complexe, et le fascisme est complexe, mais le marxisme est plus complexe. C’est une dialectique raffinée qui théoriquement ne peut pas être comprise par tout le monde. Pourtant la moitié du monde n’a connu que cela pendant près d’un siècle. Des Etats, des pays, et des civilisations ont vécu cette idéologie.
Kuzichev : Cela signifie qu’une philosophie profonde et sophistiquée ne suffit pas. Ce qu’il faut, pour parler comme un journaliste, c’est qu’elle soit formulée efficacement. Cela peut être fait avec un slogan court et captivant. Elle doit être simplifiée.
Douguine : Comme nous l’avons dit, le marxisme est une chose extrêmement complexe. Mais son adaptation donne des choses plus ou moins simples.
Kuzichev : Ne parlons pas de son adaptation maintenant, mais écoutons encore quelques mots sur ces trois théories et sur leurs défauts. Nous avons déjà établi qu’elles ont perdu leur attrait, que certaines ont connu une mort violente. Où était le défaut dans les deux idéologies vaincues ? Dans la pensée elle-même ou dans l’application à la réalité, où il s’avéra que la pensée, même si elle était bellement construite, ne supporta pas l’assaut de la gravité ?
Douguine : Aucune réponse scientifique à votre question n’existe. Là où il n’y a pas de réponse scientifique, nous avons la certitude qu’il n’y en a pas. Nous pouvons regarder notre histoire et nous pouvons voir que c’est bien ainsi. C’est suffisamment clair, mais quand nous tentons de dire pourquoi, alors, en fait, pour parler de cela, nous devons trouver une sorte de plate-forme. Les libéraux diront que c’était une déviation à partir de notre vérité primordiale et que c’était l’influence de facteurs additionnels sur l’idéologie de la modernité dans l’application de la modernité, dans l’application du sujet de Descartes, que vous n’avez pas compris ou que vous avez tenté de contester que le sujet de la vérité est l’individu, que nous les capitalistes et les libéraux avons raison, que vous avez tenté de construire une alternative qui a réussi pendant quelque temps mais qui s’est finalement effondrée. C’est ce que diraient les libéraux ; c’est de cette manière qu’ils l’expliquent. Les communistes formuleront leur propre explication. Les fascistes diront qu’il y a eu une conspiration, que les conspirateurs libéraux se sont entendus avec les communistes pour les détruire et ensuite pour vaincre et détruire les communistes. Dans tout cela il y a leur propre sorte de logique. Mais dans la mesure où nous parlons maintenant de cela à un niveau plus profond et que nous tentons de trouver une évaluation qui ne soit pas en elle-même une idéologie, qui ne reste pas sur une seule position, et qui ne soit pas comprise comme un dogme absolu, nous pouvons dire que nous n’avons pas de réponse à cette question et qu’il ne peut pas y en avoir. Nous faisons simplement le constat que la première idéologie est apparue, puis la seconde et la troisième qui firent des erreurs au XXe siècle et disparurent dans l’ordre inverse. Nous vivons dans le monde du libéralisme victorieux, que nous le voulions ou non. Une autre chose importante : le libéralisme a simplement gagné en 1991 et la globalisation, la Fin de l’Histoire, etc., sont liées à cela. Il gagna en 1991 puis dit : « maintenant c’est moi le seul système au pouvoir. Vous pouvez être des libéraux de droite, des libéraux de gauche, mais vous ne pouvez pas être antilibéraux. Vous ne pouvez pas être des représentants de la seconde théorie politique à cause de Staline, du Goulag, etc. Nous vous mettrons en arrestation ».
Kuzichev : La troisième théorie politique encore plus…
Douguine : Encore plus. Si vous dites un seul mot disant que vous n’aimez pas une autre nation, vous allez en prison. En Occident, c’est très dur. Si vous dites qu’un Noir est noir, eh bien vous est bon pour la prison. C’est très dur. Cela signifie que vous pouvez être de droite ou de gauche, vous pouvez être de la troisième ou de la seconde théorie, mais seulement dans le cadre de la première théorie. Voilà où nous en sommes aujourd’hui.
La première théorie politique n’est plus une théorie parmi d’autres comme elle l’était auparavant. Elle fait maintenant partie de nous. Nous ne pensons pas à quelque chose en dehors du libéralisme. Il n’y a qu’une seule théorie pour nous. Il est écrit dans la constitution de l’Union Européenne que l’UE reconnaît les Etats qui partagent les valeurs de l’UE, c’est-à-dire le libéralisme démocratique.
Si un Etat ne partage pas les valeurs démocratiques, c’est-à-dire qu’il n’a pas la séparation des pouvoirs, un parlement, une presse libre, la liberté de circulation, alors cet Etat devient hors-la-loi. Les gens professant des idéologies autres que la première théorie politique deviennent des hors-la-loi. Ils sont privés de droits humains.
Kuzichev : Cela ressemble fortement à la troisième théorie politique, mais nous ne devons pas parler de cela à voix haute. Cela nous rappelle trop de souffrances.
Douguine : Absolument exact. Cela ressemble à la fois à la troisième et à la seconde théories politiques parce que ces trois théories politiques – et c’est le plus intéressant – sont totalitaires. Toutes les trois. Concernant le fascisme, c’est évident : les camps de concentration. C’est totalitaire et il ne s’en cache pas : « nous sommes une idéologie totalitaire. Nous sommes des Aryens et pour tous ceux qui ne le sont pas : la mort, nous les internons ». Les bolcheviks ne se qualifiaient pas d’idéologues totalitaires, mais bien sûr ils agissaient avec des méthodes purement totalitaires. Si vous n’aimez pas quelque chose [dans le communisme], c’est le Goulag, ou l’hôpital psychiatrique. Ils soulignaient qu’être un humain signifie être un communiste ou un futur communiste, mais au moins sympathisant.
Kuzichev : Ou « non-membre du parti »…
Douguine : Oui, vous devez être un communiste ou simplement « non-membre du parti », mais « non-membre du parti » signifie semi-communiste. Pendant longtemps, les libéraux critiquèrent idéologiquement le communisme et le fascisme pour ce totalitarisme tout en se présentant comme les porteurs de la liberté. Ils l’étaient, mais seulement en relation avec le fascisme et le communisme. Dès que le fascisme et le communisme disparurent, seuls les libéraux restèrent. Et soudain, assez curieusement, ils devinrent les représentants d’une troisième forme de totalitarisme. Et ils dirent la même chose que les communistes et les fascistes : si vous êtes libéral, alors vous avez le droit d’être tout ce que vous voulez dans le cadre du libéralisme et de la démocratie. Si vous êtes en-dehors du libéralisme et de la démocratie, alors vous êtes un dangereux extrémiste, un fanatique, un terroriste…
Kuzichev : Oui, et vous serez combattu, abattu. La mort politique, mais parfois la mort physique aussi.
Douguine : Oui. Et maintenant le libéralisme qui, bien sûr, comparé au totalitarisme flagrant du communisme et du fascisme, qui ne le niaient pas – les communistes se contentaient de le faire comprendre et les fascistes disaient « oui, nous sommes totalitaires, disons-le ouvertement » –, les libéraux gagnèrent la partie parce qu’ils étaient des totalitaires masqués alors que les autres l’étaient ouvertement. Et maintenant que seuls les libéraux restent dans la société globale d’aujourd’hui, nous voyons que le libéralisme est le porteur de la dernière forme de totalitarisme.
Kuzichev : La société globale est peut-être une autre chose, peut-être pas. J’ai le sentiment que le globalisme et le totalitarisme sont reliés.
Douguine : Ils sont directement reliés. 
Kuzichev : Vous avez mentionné une autre chose intéressante, la « fin de l’Histoire » de Fukuyama. Katia est une grande fan de Fukuyama. Katia, vous nous dites quelques mots ?
Arkalova : Exactement, et même une fan du Dernier Homme, oui. Francis Fukuyama est un célèbre spécialiste américain de sciences politiques et de géopolitique dont le livre The End of History and the Last Man [La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme] fut publié en 1992 par  Free Press. La publication de ce livre fut précédée par l’essai The End of History dans The National Interest qui fut largement acclamé dans la presse et le monde universitaire.  Fukuyama fit bien observer qu’il n’était pas l’auteur du concept de fin de l’histoire, mais au moins il développa cette idée, dont le fondement fut posé par George Wilhelm et Friedrich Hegel, et qui fut ensuite développée dans les travaux de Karl Marx et d’Alexandre Kojève.
Dans son fameux livre The End of History, Fukuyama avança la thèse que le conflit entre deux idéologies, la démocratie libérale et le communisme, qui se trouvait au cœur de la Guerre Froide, avait été complètement résolu. Le communisme fut vaincu dans cette confrontation, ce qui contribua à l’émergence de nouvelles perspectives pour le triomphe des principes démocratiques dans le monde. Fukuyama en arrive à la conclusion que le libéralisme et les institutions libérales comme le règne de la loi, la démocratie représentative, et l’économie de marché, ont acquis une signification universelle. L’auteur exprime théoriquement et démontre politiquement la confiance en l’avenir après la fin de la Guerre Froide. Analysant le processus de réforme en Union Soviétique et en République Populaire de Chine, les changements dans le climat intellectuel de ces pays, et notant les changements dans d’autres régions, Fukuyama conclut que ces changements en cours ne sont pas seulement la fin de la Guerre Froide ou la fin d’une période d’après-guerre, mais la fin de l’histoire elle-même. Fukuyama traduit la « fin de l’histoire » comme la « fin de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale du gouvernement humain ». D’après la théorie de Fukuyama, les sociétés non-occidentales sont simplement une projection des valeurs occidentales. Dans The End of History, l’accent est mis sur l’épuisement des alternatives pour l’Occident. Selon l’auteur, l’Occident est supérieur à tous les autres en autorité et en moralité. Par conséquent, les valeurs occidentales sont vouées à la dissémination globale quel que soit l’accueil qui leur est fait par les autres acteurs du système international. Le livre The End of History, qui dans les années suivantes fut traduit en plus de 20 langues, a été soumis à une critique abondante dans la presse scientifique ainsi que dans le journalisme.
Kuzichev : Merci, Katia. Je sais que vous, Alexandre Gelievich, avez même parlé avec Fukuyama, n’est-ce pas ?
Douguine : Oui, nous nous sommes rencontrés et ensuite j’ai publié notre discussion dans le  journal Profile.
Kuzichev : Nous venons d’entendre la phrase « universalisation » de la démocratie libérale occidentale comme la fin de l’évolution idéologique de l’humanité. Maintenant parlons de Fukuyama et, avant que j’oublie, je voudrais vous poser une question difficile, ou peut-être simple. Le globalisme est une déclaration d’universalité de la part d’une théorie qui, par définition, se flatte simplement de sa correction parce qu’elle est universelle. Souvenez-vous qu’on disait que la doctrine de Marx était omnipotente parce qu’elle était vraie. Que ce soit dans l’intérêt de quelqu’un ou que ce soit le développement naturel d’une théorie politique, le globalisme lui-même est une tentative d’application globale, universelle.
Douguine : Les trois théories politiques prétendent à l’universalité. Les trois théories politiques croyaient simplement qu’elles avaient raison et qu’elles prouveraient cela au cours d’une confrontation, qu’elles prouveraient leur correction, et vaincraient les autres. Telle fut l’essence du XXe siècle. Cela marcha pour l’une d’elles mais pas pour les deux autres. Nous pouvons examiner le succès dans le monde historique temporel, sur terre, comme une preuve de la vérité. Mais c’est loin d’être vrai. Par exemple, notre Dieu fut crucifié. Il perdit. Il fut tué. Ils l’éliminèrent, le condamnèrent.
Kuzichev : Dans ce sens, pas un succès, bien sûr.
Douguine : Il est difficile d’appeler cela un succès. Mais sur cette victime est basée une culture vieille de 2.000 ans et notre victoire. Une victoire morale n’est pas mesurée par le volume de succès ou les acquisitions matérielles. Mentionner, par exemple, la vie après la mort ou des prémisses spirituelles supérieures fait immédiatement disparaître toutes les idées de succès, de prospérité et de victoire. Par conséquent, je ne veux pas juger scientifiquement la nature universelle des valeurs libérales. Je voudrais simplement dire que c’est une idéologie totalitaire. Ici je suis complètement d’accord avec Fukuyama pour dire que dans les années 1990 le libéralisme revendiqua la victoire, rendant toute alternative extrêmement marginale ou hors de propos. Même la Chine qui, théoriquement parlant, s’accroche à la position de la seconde théorie politique, accepta pleinement le système opératif du libéralisme et construisit tous ses succès sur l’ouverture des marchés, etc. Cette défaite ne fut pas déclarée, mais idéologiquement et économiquement ce fut une défaite complète. Donc, tout le monde accepta le libéralisme. D’après Fukuyama, cela signifie qu’il devint un phénomène global, qu’il devint le seul système. Je suis complètement d’accord avec Fukuyama sur cela. Nous avons vraiment discuté de cela en profondeur et nous avons conclu que les idées ont un sens. C’est le concept de libéralisme qui remporta la victoire, seulement le concept, même s’il a l’air vrai ou scientifique. Ce sont des idées qui remportèrent la victoire, et dans ce cas ce furent les idées du libéralisme.
La globalisation est le processus consistant à imposer l’affirmation du renforcement  totalitaire du libéralisme comme la seule idéologie inévitable. On peut dire que la globalisation est une conséquence ou un processus.
Kuzichev : Oui, vous dites que c’est une forme de l’existence du libéralisme.
Douguine : Oui, une forme d’existence. Je pense que cela est un long prélude avant de parler de la quatrième théorie politique.
Kuzichev : Oui, il reste 20 minutes. Je vais rester silencieux et je ne poserai pas trop de questions. Parlons de la quatrième théorie politique. Qu’est-ce qui se trouve en son cœur ?
Douguine : En son cœur se trouve la compréhension de tout ce qui est venu avant et dont nous avons parlé. Chaque mot que nous avons dit a un sens fondamental pour comprendre la raison de l’existence d’une quatrième théorie politique. En plus de cela, en son cœur se trouve au moins une chose : le désaccord avec le libéralisme, le totalitarisme, la doctrine du sujet individuel, et le désaccord avec le monde dans lequel nous vivons. C’est un rejet de la démocratie libérale, un rejet de l’idée que le libéralisme est universel…
Kuzichev : Le désaccord est un fondement très fragile.
Douguine : Un fondement suffisant.
Kuzichev : Vraiment ? Mais vous devez aussi proposer des alternatives.
Douguine : Le désaccord est loin d’être un mauvais fondement. En fait, si nous connaissons fermement ce avec quoi nous sommes en désaccord et si ce désaccord n’est pas simplement avec une petite chose ou une sorte de désagrément, mais si ce désaccord, si ce rejet devient une opposition et un objet idéologique, économique, géopolitique et culturel sérieux, si nous rejetons ce monde dans lequel nous vivons, alors c’est vraiment formidable. De nombreuses religions et philosophies sont fondées sur cela. Il y a des religions qui disent OK, nous acceptons tout, et il y a des religions qui disent nous rejetons tout. C’est la même chose pour l’idéologie, dans le domaine de l’idéologie politique. Si nous n’acceptons pas fondamentalement le monde capitaliste, libéral et global d’aujourd’hui et toutes ses institutions…
Kuzichev : Alors nous devons proposer un autre système…
Douguine : Bien sûr. Si nous rejetons sérieusement et authentiquement cela et si cela devient une partie de notre vie, exactement comme les gens ont fait en Amérique en rejetant le globalisme de Clinton et en acceptant Trump, sans même savoir ce qu’il défend spécifiquement. Il n’a rien dit de particulier, simplement « Je ne suis pas le libéralisme, pas le globalisme », et les gens ont dit : « qu’il soit président, et qu’il nous en dise plus ». C’est un facteur très sérieux. Vous pouvez dire oui, signer, et accepter le libéralisme et ce monde unipolaire totalitaire  victorieux. Vous pouvez vous y inclure vous-même, devenir une partie de ce système de codage. Ou vous pouvez dire non. Et avec ce « non » commence la Quatrième Théorie Politique. Tout cela ne vous satisfait sûrement pas, et ça ne doit satisfaire presque personne dans les conditions actuelles, mais beaucoup de gens dans le monde sont incapables de faire une analyse profonde de ce qu’ils n’aiment pas exactement. Ce que nous n’aimons pas et ce que nous rejetons s’avère avoir une désignation philosophique : le globalisme et la première théorie politique. Aujourd’hui nous l’avons affronté face à face. Aujourd’hui, il est devenu une domination sur notre être, et tout ce qui ne nous satisfait pas dans notre être est le libéralisme. Si Clinton proposait de « blâmer les Russes » pour tout ce qu’elle n’aimait pas, de blâmer la Russie et Poutine, alors Trump proposait de changer quelque chose. Vous n’aimez pas le globalisme ? Clinton est le globalisme. Ne prenez pas de risque, votez. Si nous n’aimons pas la direction où le monde se dirige, si nous n’aimons pas le libéralisme, si nous n’aimons pas la globalisation…
Kuzichev : Compris. Même s’il n’y a pas d’autre direction proposée…
Douguine : Et ici ça devient intéressant. Quand nous commençons à comprendre que nous n’aimons pas le libéralisme spécifiquement et que nous tirons cette conclusion comme la moitié des Américains l’ont fait – et je ne pense pas que les Américains soient si profondément occupés intellectuellement à étudier Descartes ou Hegel, mais ils ont compris cela –, et si même les Américains ont compris que le globalisme peut être accepté ou rejeté et qu’une alternative peut être choisie sans même comprendre l’alternative, alors sûrement les Russes peuvent comprendre cela, même avec difficulté. Et maintenant nous passons à la suite. Si nous rejetons le libéralisme dans le cadre de ce système de codage de la modernité dans laquelle nous vivons, alors logiquement il nous reste à revenir en arrière et à dire : le communisme n’était pas mauvais…
Kuzichev : C’est ce que disent beaucoup de gens.
Douguine : Beaucoup de gens le disent. C’est comme une réaction naturelle ou un réflexe. Si quelqu’un nous a nourri, nous pensons que nous devons revenir à cette nourriture qui ne nous a pas rendu malade. Maintenant c’est le seul libéralisme qui nous nourrit et nous en sommes malades, et nous nous souvenons fiévreusement de ce qui existait avant, nous essayons de comprendre cela, et nous pensons à la manière dont les choses étaient autrefois, que nous n’étions pas rendus malades par cela, et comment nous avons pu continuer à vivre. Et quelqu’un dira : le fascisme n’était pas si mauvais que ça et c’était aussi une alternative au libéralisme. Et ainsi de suite.
Donc, en fait, ici surgit la Quatrième Théorie Politique. Si nous analysons davantage ce que nous proposons contre cette globalisation et le libéralisme, si par malheur nous proposons le  communisme de la seconde théorie politique ou le fascisme de la troisième théorie politique, alors nous ne pouvons rien proposer de plus contre le libéralisme.
Les libéraux eux-mêmes se frottent les mains à la vue de cela. Dès que nous commençons à critiquer la globalisation, ils disent que nous sommes des fascistes ou des communistes. Quand nous commençons à expliquer qu’il existe quelque chose d’autre, on nous dit : « Vous justifiez simplement le communisme et le fascisme, vous n’êtes que des crypto-communistes et des crypto-fascistes ! Vous êtes soit des crypto-fascistes, soit des crypto-communistes ». Dans ce système de la philosophie politique de la modernité, il n’y a pas de concept de quatrième. Le sens de la Quatrième Théorie Politique commence avec cette supposition qu’il n’y en a pas, mais qu’il devrait y en avoir une. C’est nécessaire pour vaincre le libéralisme sans tomber dans le piège du communisme et du fascisme. Peut-être que nous pouvons une fois de plus suivre le même chemin et bâtir une société socialiste totalitaire où il y aura un manque de liberté, et tôt ou tard les libéraux viendront et tout recommencera. Nous pouvons bâtir un Etat fasciste quelque part, comme on tente de le faire en Ukraine, jusqu’à ce que les gens comprennent qu’ils n’ont pas assez de liberté et que le racisme, le nationalisme et le chauvinisme sont répugnants. Et ensuite nous reviendrons au même libéralisme une fois de plus.
Kuzichev : Ce que vous avez dit est très juste. Je vais le prendre en sens inverse. Il est clair que le principal mot qui est brodé en lettres d’or sur la bannière du libéralisme est : liberté. C’est leur mot-clé.
Douguine : Mais la liberté de qui ? La liberté de l’individu. Et la liberté vis-à-vis de quoi ? La liberté vis-à-vis de l’Etat, de la religion, du genre, et de toutes les formalités…
Kuzichev : Des coutumes morales, et ainsi de suite…
Douguine : De toutes les formes de collectivité ; de l’Etat, de l’autorité, tout. 
Kuzichev : Je pense que « justice » était écrit en lettres d’or sur la bannière rouge du communisme…
Douguine : Egalité.
Kuzichev : Egalité, justice, oui. Sur la bannière noire du fascisme, il y a « au-dessus de tout », probablement écrit en ukrainien. Les Elus.
Douguine : Oui, les « élus » au-dessus des autres. 
Kuzichev : Mais dans la Quatrième Théorie Politique, qu’est-ce qui sera brodé en lettres d’or ?
Douguine : Vous savez, cela passe…
Kuzichev : Seulement « non » ou quelque chose comme ça ?
Douguine : …cela passe par trois siècles de philosophie, par le développement de Descartes dont nous avons dit qu’il est à la base de tout, cela passe par les hautes mathématiques, des calculs, nous pouvons dire que c’est comme un marteau avec lequel nous pouvons enfoncer le clou. Ce qui sera écrit apparaîtra clairement beaucoup plus tard, bien plus tard.
Kuzichev : Je comprends que pour l’instant nous n’avons qu’une seule compréhension. Ici nous sommes au pôle nord et nous devons faire un pas mais n’importe quel pas à partir du pôle nord sera forcément en direction du sud…
Douguine : Nous devons faire un pas dans une autre direction, d’une autre manière dans la géométrie de la pensée. Nous devons trouver une approche entièrement différente, quitter la région codée, quitter la matrice. Nous avons déjà découvert qu’il n’est pas si facile de sortir de la matrice parce que si nous n’aimons pas le libéralisme, la première tentative pour le rejeter est de choisir quelque chose qui est déjà codé dans cette matrice.
Kuzichev : Très bien. Nous avons parlé de trois siècles d’histoire. Mais peut-être y a-t-il quelque chose il y a 350 ans ?
Douguine : Voilà ce que je propose de faire. Pour échapper à ce champ codé de la pensée codée, nous devons déconstruire toute la modernité. Si nous transcendons les frontières de la modernité, nous voyons une société différente, une idée différente de l’homme, une vision différente du monde, une idée différente de la politique et de l’Etat. Avant tout, nous liquidons le sujet cartésien et nous voyons quelque chose d’autre. Recherchons ce qui se trouve dans cet autre monde. En sociologie, on appelle cela le passage de la société moderne à la société traditionnelle. Les notions de tradition, de religion et de pré-modernité nous offrent déjà un spectre d’alternatives indubitablement plus large. Si nous rejetons les lois de la modernité telles que le progrès, le développement, l’égalité, la justice, la liberté, le nationalisme, et tout cet héritage des trois siècles de philosophie et d’histoire politique, alors il y a un choix. Et il y a en fait un choix très grand. C’est ce que j’ai dit. C’est la société traditionnelle.
L’un des premiers et des plus simples mouvements en direction de la Quatrième Théorie Politique est la réhabilitation globale de la Tradition, du sacré, des religions, de ce qui est lié à la caste, au hiérarchique si vous préférez, et pas à l’égalité, la justice ou la liberté. Tout ce que nous rejetons avec la modernité et tout ce que nous remanions complètement…
Kuzichev : …pourrait être la base d’une nouvelle « nouvelle époque »…
Douguine : Exactement. C’est ce dont parlait Berdiaev : le retour au Moyen-Age. Revenir au Moyen-Age ou se tourner ver lui pour rechercher l’inspiration, et je ne veux pas dire simplement reproduire – c’est impossible. Mais nous avons pris le chemin de la modernité. Nous avons pris le chemin du totalitarisme moderne, que ce soit la première, la seconde ou la troisième théorie. Nous avons épuisé toutes leurs possibilités, construit les trois modèles. Nous avons construit la civilisation libérale, la civilisation communiste comme une partie d’une telle expérience, et nous avons même construit le fascisme. Nous pouvons maintenant comparer tout ce qui a existé avant nous. Et si tout cela ne nous satisfait pas, cela signifie que l’erreur la plus importante fut faite non pas au XXe siècle ni même en 1991…
Kuzichev : Mais à l’époque du premier pas ?
Douguine : Au premier pas. Cela signifie commencer à avancer en direction de la Quatrième Théorie Politique, en sortant des limites de ces trois théories politiques et, si possible, de remonter encore plus loin en arrière, parce que l’idée de progrès, l’idée qu’il nous suffit d’avancer – cette idée est apparue avec la modernité quand ces gens voulurent se justifier, nous imposèrent cela pendant 300 ans, et nous dirent qu’il n’y a pas de régression, que le développement est tout, et que tout ce qui a existé avant était mauvais mais que maintenant tout est bon. Nous sommes programmés par cette idéologie totalitaire de progrès, de développement, de libération ou d’amélioration des conditions matérielles de l’humanité, ce qui, bien que vrai, devient seulement un facteur restrictif quand nous rejetons l’esprit et quand pour nous tout doit être ici et maintenant. Mais avant Descartes et la modernité, les gens croyaient en l’immortalité de l’âme…
Kuzichev : Donc vous et moi avons dit la même chose, mais nous n’avons pas encore formulé le mot qui devrait être sur la bannière. Il s’avère que ce mot est « foi ».
Douguine : Foi, Tradition, Religion, mais pas seulement…
Kuzichev : Foi, Tradition, Religion ?
Douguine : Oui, c’est ce qui est incarné par l’Empire. Il y a une société de castes, une hiérarchie…
Kuzichev : Attendez, je dois réfléchir à cela une seconde. Vous savez, je vois les choses avec le point de vue et la perspective d’un journaliste, et je comprends que vous utilisez intentionnellement le mot « nous » tout le temps – ce que nous devrions comprendre, nous devons avancer, etc. Mais pour que « nous » soit engagé, il faut qu’il soit attractif, mais pas seulement attractif, et pas seulement intéressant comme une conversation pour nos visiteurs. C’est une conversation fantastiquement intéressante, et incroyablement simple. Je remercie le ciel de m’avoir fait rencontrer Alexandre Gelievitch. Mais pour que « nous » soit engagé, les gens doivent se voir proposer quelque chose qu’ils voudront incarner. Vous comprenez à quel point le langage est fort quand nous parlons de revenir aux traditions. Certains vous traiteront d’« obscurantiste » et vous-même avez mentionné le mot « Moyen-Age ». Cela donne implicitement l’impression que cela ne peut pas être ce qu’Alexandre Gelievitch nous propose.
Douguine : Vous savez, vous parlez à juste titre de vendre et de rendre les choses attractives. Nous arrivons déjà à la modernité. La modernité est la cause des marchands, des experts en communication, ces gens qui vendent et qui doivent se vendre…
Kuzichev : On peut vendre n’importe quoi, c’est vrai. 
Douguine : Absolument exact. Ce n’est pas ma cause. Je n’ai pas besoin de vendre quelque chose à quelqu’un. Je ne suis pas un marchand de caste ou par ma nature. Je suis un penseur. Je suis un philosophe. Du point de vue de Platon, pas de celui de la modernité, les philosophes sont le type humain qui devrait gouverner.
Kuzichev : OK, alors je propose que…
Douguine : La modernité est destinée  à server les marchands et les boutiquiers, mais ils sont une fonction entièrement différente. Dans les temps modernes, tout le monde vend quelque chose…
Kuzichev : Bon, très bien.
Douguine : En général, si quelqu’un vend quelque chose à quelqu’un, cela signifie que c’est illégitime. Je pense que quand les gens font une intense publicité pour quelque chose, cela signifie que personne n’en a besoin. Si quelqu’un empoisonne quelque chose pour faire de la publicité, cela signifie qu’il essaye d’imposer aux gens quelque chose qui n’est pas très bon. Tous les gens bienveillants trouvent les choses par eux-mêmes, les regardent, et savent si c’est vraiment précieux. Cela, soit dit au passage, nous distingue des catholiques. Nous, orthodoxes, avons toujours cru que nous sommes les porteurs de la vérité qui sommes prêts à accepter n’importe qui, à tout dire, à accueillir, à fournir un abri, mais nous n’avons pas besoin d’imposer cela. Si vous ne voulez pas nous entendre, alors n’écoutez pas. Vous êtes libre, simplement venez vers nous.
Kuzichev : Sûr. Alexandre Gelievitch parle maintenant philosophiquement. Si un publicitaire venait dans notre émission, nous ne le chasserions pas.
Douguine : Nous l’accepterons comme les orthodoxes acceptent les gens.
Kuzichev : Oui, nous l’accepterons. Maintenant quelques mots sur le « progrès ». Il a un attrait tellement pessimiste. Le mot « progrès » a été profondément implanté en nous ou, pour utiliser notre terminologie, encodé en nous au point qu’il est devenu un synonyme de ce qui est juste et bon, et qu’il est généralement synonyme de bonne direction. Je voudrais demander à quel point, à votre avis, ce codage est profond et combien de générations il faudra pour l’enlever de la matrice, ne serait-ce que linguistiquement ?
Douguine : Ce sont les choses les plus intéressantes, et on ne peut répondre à votre question qu’avec de grande difficultés parce que, vous savez, le progrès prend fin en même temps que la modernité. Si le monde moderne prend fin, le progrès prendra fin aussi.
Mais avec la philosophie postmoderne contemporaine, nous arrivons au moment où nous pouvons surmonter ces trois théories politiques non en faisant appel à la tradition et à la religion, non en repartant en arrière, mais en allant de l’avant. Le terrain a déjà été préparé pour ce dont je parle maintenant et cela est devenu clair non seulement pour les traditionalistes, mais aussi pour les conservateurs primaires, et pas seulement pour les croyants ou les représentants des sociétés traditionnelles qui ont une sorte de lien génétique avec le passé ou qui ont fait le choix traditionaliste. Mais la modernité et le libéralisme eux-mêmes sont en train de passer dans la postmodernité, soumettant à la destruction tout ce à quoi ils croyaient.
Le libéralisme d’aujourd’hui est tellement pourri à l’intérieur qu’il est assez facile à rejeter maintenant, parce qu’il a lui-même reconnu que le progrès, la liberté et le développement sont des fictions absolues. Le libéralisme a reconnu que c’est une sorte d’approche totalitaire particulière. Derrière toutes ces idées de libération, de liberté, d’égalité, d’individualisme, etc., ne se trouve rien d’autre que la volonté de puissance. La dernière génération de penseurs philosophiques de l’Occident libéral ressent le désespoir, l’épuisement de toutes les possibilités de la modernité, et ils ont finalement montré que tout cela est un jeu – le progrès et le développement, la perfection, et tous ces soi-disant aspects moraux de la modernité n’étaient rien d’autre qu’une simple forme de communication politique, de propagande, de publicité, et de vente d’une sorte de produit défectueux pour réaliser la volonté de puissance des élites globales avides, lâches, cyniques et totalement racistes. Et ce n’est pas nous qui disons cela en tant que conservateurs qui n’avons besoin de personne et qui défendons les valeurs traditionnelles, mais les porteurs du monde occidental, depuis l’intérieur de ce monde, qui comprennent parfaitement sa mécanique interne et qui sont en train de démanteler et de décoder ces modèles dans le post-modernisme.
Regardez quel est le genre de progrès de Tarantino, par exemple, ou celui de Derrida et Deleuze avec leurs idées sur la nécessité de la schizomasse, le progrès de Negri et Hardt avec leur proposition de mutiler les gens à un tel point qu’ils pourront être exploités et volontairement transformés en des sortes d’êtres virtuels vivant dans des ordinateurs, ou regardez les posthumanistes. Aujourd’hui, oui aujourd’hui, ce qui se passe c’est que les postmodernistes qui regardent l’avenir du point de vue du libéralisme disent que tous ces mythes par lesquels vivait la modernité sont absolument impraticables. Donc ils lèvent les bras et disent qu’il n’y a simplement plus rien à faire. Ils ne croient pas en une alternative, en une quatrième théorie politique, mais disent : « C’est horrible que nous vivions d’une manière si dégoûtante. Eh bien, laissons simplement périr ce libéralisme avec tous avec tous ses mythes impraticables, inattractifs et inopérants ». Ces mythes sont devenus obsolètes, mais ce ne sont pas des mythes traditionnels et sacrés, ce sont les mythes post-sacrés et anti-traditionnels de la modernité.
Kuzichev : Alexandre Gelievitch, merci beaucoup pour cette discussion. Les amis, ce qui me reste à dire n’est pas des souhaits pour le Nouvel An, mais des souhaits pour toute l’année à venir, 365 jours, et parfois 366 jours dans une année. Réfléchissez et comprenez. Pour sûr, cela est « seulement » de la théorie politique, mais dans ce cas, le mot « théorie » révèle la pratique la plus importante qui nous entoure tous. Pensez-y. Nous et notre chaîne parlerons de cela un de ces jours. J’espère que nous serons d’accord sur quelque chose.
Arkalova : Merci, à la prochaine fois. 
Kuzichev : Alexandre Gelievitch, grand merci à vous.
Douguine : Portez-vous bien.
Kuzichev : Au revoir.