«Les forces radicales dans l’islam servent les intérêts des Américains»

Alexandre Douguine à Algeriepatriotique : «Les forces radicales dans l’islam servent les intérêts des Américains»

Algeriepatriotique : Le président égyptien Morsi, issu des Frères musulmans, a été renversé, et le peuple tunisien demande, à son tour, la destitution du parti islamiste Ennahda au pouvoir. Pensez-vous que les peuples arabes ont pris conscience que le simulacre appelé «printemps arabe» est, à la base, une manipulation au profit de desseins géostratégiques de l'entité sioniste ?
Alexandre Douguine : Je peux donner mon avis à propos de tout ce qui se passe dans le monde arabe. Je ne suis pas musulman. Je peux donner mon avis d’un point de vue géopolitique et en tant que russe qui suit les événements dans le monde arabe. Pour commencer, il faut dire que je crois que la situation politique dans le monde arabe était après la période de la décolonisation manipulée par les pouvoirs étrangers. Donc, on ne peut pas parler de gouvernements arabes parce que dans chaque gouvernement arabe, il y a les grandes puissances étrangères qui sont en jeu. Dans les différents pays arabes, il existe des influences. Donc, on peut parler de printemps arabe, aussi, en se rendant compte qu’il s’agit de certaines manipulations de la part de la force extra-arabe. Il y a certaines croyances profondément enracinées dans les sociétés arabes, en même temps, il y a la manipulation. Le souci des peuples arabes d’organiser leurs sociétés sur les bases de leur culture et de leur religion, de leur vision du monde est tout à fait légitime. Dans beaucoup de pays arabes, actuellement, ce sont de régimes politiques postcoloniaux, d’où le désir des populations de se débarrasser de cette tutelle post-colonialiste occidentale. La situation devient, donc, très compliquée parce qu’on ne peut pas être libre dans le monde actuel, dominé par des puissances géopolitiques importantes. On ne laissera pas les peuples arabes choisir librement comment doit être leur vie, leur chemin historique. L’Occident qui prétend être la force unique globale, aujourd’hui, va vouloir toujours manipuler la situation. Il y a également les désaccords dans le monde arabe. Il y a des forces totalement contradictoires et opposées. Par exemple, dans le contexte de l’Egypte, nous pouvons dire qu’il y a deux branches de musulmans radicaux ; le parti des Frères musulmans de Morsi, orienté vers le Qatar, et les salafistes qui sont en contact avec l’Arabie Saoudite. Proches idéologiquement, mais différents politiquement. En même temps, le Qatar et l’Arabie Saoudite sont manipulés géopolitiquement pas les Etats-Unis. L’armée égyptienne, maintenant au pouvoir, était bien liée à Washington et à l’Etat d’Israël. La tendance démocrate en Egypte est occidentaliste, alors que certains mouvements nationalistes sont beaucoup plus à l’écoute des besoins du peuple égyptien. Il se trouve aussi qu’ils sont manipulés par l’extérieur et, dans ce cas, la situation devient tout à fait compliquée. Morsi, quand il était au pouvoir, menait une politique en faveur des Etats-Unis d’Amérique et Israël. Il a commencé par détruire les bases des Palestiniens et déclaré son hostilité à Bachar Al-Assad. Il a été destitué, mais cela ne veut pas dire que la situation est meilleure. La révolution arabe ou le printemps arabe sont manipulés et dénaturés par les forces étrangères. Je crois que nous avons besoin de rêver de l’islam authentique. Nous avons besoin du sentiment identitaire du monde arabe. Les Arabes doivent décider de leur avenir et construire leurs sociétés sur les bases de leur culture. Seulement, ce n’est pas le cas. Il faut mener jusqu’au bout la lutte anticolonialiste et après cela, on peut songer au futur et à la possibilité de révoltes réelles et non pas manipulées. Je crois que l’éviction de Morsi est une bonne chose, car nous avons vu que la société égyptienne refusait sa politique pro-américaine, anti-syrienne, et celle des Frères musulmans en général, parce que l’islam radical et extrémiste n’a rien à voir avec l’islam traditionnel à ce que je sais. Les forces radicales dans l’islam servent toujours les intérêts des Américains, partout. C’est l’analyse objective et sans parti pris. Je crois, donc, que deux forces importantes doivent prendre les décisions dans le monde arabe, au vu des événements qui se déroulent : le peuple arabe lui-même, parce qu’il doit être souverain, libre et indépendant dans ses décisions, et la religion authentique et profondément enracinée dans ce peuple, l’islam traditionnel. Je crois que maintenant il y a beaucoup de personnages qui se proposent d’être les chefs spirituels et religieux alors qu’ils travaillent pour des puissances qui n’ont rien à voir avec le monde arabe, telles que les Etats-Unis, le pays le plus satanique et antireligieux du monde. Le libéralisme occidental est agressif, séculaire, maçonnique et complètement antitraditionnel et je ne comprends pas comment peut-on collaborer avec les Etats-Unis en défendant les valeurs islamiques. Je crois que c’est tout à fait contradictoire et, dans ce cas, je suis tout à fait d’accord avec Cheikh Imran Hosein, que je tiens en très grande estime, pour dire que le peuple arabe et le monde musulman ont besoin de retour aux vraies traditions islamiques, ce qui exclut toute collaboration avec les forces de l’Occident qui sont celles du Dajjal.
D'aucuns estiment que le modèle algérien dans la lutte antiterroriste et ensuite dans la politique de réconciliation pourrait répondre aux besoins de ces nations qui sombrent dans le chaos. Quel est votre avis là-dessus ?
Je ne suis pas, suffisamment, au courant de la vie politique en Algérie. A mon avis, la situation en Algérie, actuellement, est critique parce qu’il y a tant de contradictions qui ne sont pas résolues. Il y a tant de tensions entre différents groupes, notamment ethniques, tels les Berbères qui possèdent leur propre identité ethnique nationale et culturelle. Il y a aussi la présence évidente de la France, de l’Europe en Algérie jusqu’à ce jour. Il y a, également, des forces ultra-radicales avec l’appui du Qatar et de l’Arabie Saoudite. Et il y a, aussi, certaines demandes légitimes de la population pour qui le pays devra répondre aux besoins de son peuple et non pas à ceux de tel ou tel clan politique ou économique. Cela étant, si la situation reste telle quelle, on arrivera à une crise tôt ou tard. Ce compromis postcolonial qui est en place en Algérie ne peut pas durer éternellement, donc, il faut proposer des solutions, lesquelles ne doivent pas être uniquement pour l’Algérie, mais pour tout le monde arabe ; il faut suggérer des stratégies pour le monde arabe pour ne pas être divisés, manipulés et pour ne pas détruire les Etats et les sociétés, dans des guerres civiles, comme c’est le cas de la Libye, de l’Iraq et maintenant de la Syrie. Il y aura beaucoup de morts, mais aucune justice, ni liberté ni identité. Les Arabes doivent penser à leur identité, à leur géopolitique. J’ai écrit un livre, traduit en arabe, intitulé Les fondements de la géopolitique. En Turquie, mon livre a suscité beaucoup d’intérêt, voire des conséquences politiques. Les Turcs ont adapté la vision eurasiste géopolitique, où dans le centre se trouve l’Eurasie et la Russie, et non pas les Etats-Unis et l’Occident, et ils ont construit sur cette base la vision géopolitique turque. Nous avons besoin d’une chose pareille pour le monde arabe et dans ce cas, il faut baser certaines idées géopolitiques sur l’islam. Ce qui est important, c’est de créer la vision géopolitique du monde arabe dans la situation actuelle, ayant pour centre, non pas les Etats-Unis, l’Europe ou l’Occident, mais plutôt le monde arabe lui-même. Nous avons besoin d’une géopolitique indépendante pour résoudre la situation générale. Mon livre n’a pas été pris comme modèle par le gouvernement actuel, c’est plutôt l’opposition en Turquie qui a tiré toutes les conclusions, parce le régime d’Erdogan suit les ordres de Washington. J’ai voulu dire dans mon livre qu’il faut développer la réflexion géopolitique pour proposer certains projets communs au monde arabe et comment sortir de la tutelle étrangère.
Pensez-vous que la position de l'Algérie vis-à-vis des événements qui ont secoué la région arabe lui vaudra d'être la prochaine cible des sionistes ? 
Oui, je suis presque certain que l’Algérie sera la prochaine cible. Parce que l’Algérie possède tous les facteurs pour être déstabilisée. Il y a tant de tensions entre le gouvernement, le peuple et les différents partis politiques, ethniques et culturels, qu’ils ne laisseront pas les Algériens tranquilles. Dans les printemps arabes, les forces extérieures ont joué un rôle très important, car dans le monde actuel, nous ne pouvons pas être souverains s’il manque le facteur stratégique. Les pays souverains sont les Etats-Unis, l’Europe unie, la Chine, en partie la Russie et peut-être l’Inde. Les autres pays ne sont plus souverains. Ils ne peuvent pas, dans ce cas, décider de leur futur. Et je crois que l’Algérie ne pourra jamais s’en sortir si elle maintient le statu quo, et si elle n’œuvre pas pour trouver une solution globale pour les problèmes du monde arabe. On ne peut pas isoler un Etat arabe du monde arabe. La structure du monde arabe telle que je la connais est la même pour tous les pays : la même religion, la même langue, plus au moins la même culture et la même situation socioéconomique. Je pense qu’il faut être activement engagé. Ce qui se produit en Syrie concerne chaque Algérien. Tout ce qui se passe en Irak concerne chaque Algérien. Nous ne pouvons pas être libres et indépendants de tout ce qui se produit dans le monde arabe. Ni le Maroc, ni la Tunisie, ni l’Algérie ne possèdent l’immunité contre ces événements. Et pour participer et agir, il faut avoir un programme, ce qui est le cas chez les Occidentaux. Les autorités algériennes sont dans une situation assez difficile : ou elles suivent les ordres de l’Occident ou elles connaîtront tôt ou tard une situation «révolutionnaire. L’Occident veut installer le pouvoir mondial unipolaire. C’est en quelque sorte le pouvoir de la Bête apocalyptique Dajjal, et il ne laissera jamais tranquilles les autres peuples. On nous ne donne pas la possibilité de nous gouverner par nous-mêmes, on est toujours sous contrôle. Nous, en Russie, qui possédons l’arme nucléaire et beaucoup plus de possibilités et de facilités pour nous gérer de manière autonome, nous sommes sous une grande pression occidentale. Ils veulent nous manipuler comme ils manipulent les autres pays. Nous avons besoin de plan général et commun pour notre lutte afin de créer un monde plus juste, multipolaire en respectant les religions et les peuples.
L'objectif du salafisme transnational est dévoilé au grand jour dans les pays touchés par ce fléau. Qu’est-ce qui empêche une union de ces Etats pour éradiquer à jamais ce mal ?
Le salafisme est un courant de l’islam qui, à partir des années 1980, se retrouve manipulé par les Américains. Partout dans le monde, les Américains utilisent, de telle ou telle manière, le salafisme pour leurs intérêts géopolitiques. Le salafisme était absent de l’islam russe. Aucun des musulmans russes n’était partisan du salafisme et cette manière d’expliquer le Coran et les hadiths du prophète Mohamed était tout à fait étrangère aux Russes musulmans. Pour certains, cette tradition du salafisme est naturelle. Ce sont des gens qui ont une foi islamique simple et qui sont inconsciemment manipulés par les Américains. Il faut faire une distinction entre le salafisme politique manipulé par les Etats-Unis et Israël, et les croyants qui suivent cette manière littéraire de l’interprétation du Coran et du hadith. A mon avis et après cette distinction, il faut se poser la question suivante : en étant musulman, peut-on être collaborateur des Américains et les considérer comme un allié dans la lutte contre des ennemis tels les salafistes ou ceux qui ne sont pas contre l’islam ? Je connais des salafistes algériens, en France, qui sont tout à fait bons, anti-américains et antimondialistes. C’est leur opinion religieuse. Ils sont enracinés dans l’islam et croient qu’il faut organiser la vie sur la base de l’islam authentique. Je ne vois rien de négatif en cela. Mais lorsqu’on commence à manipuler les tendances religieuses dans un but géopolitique, cela est une autre chose. Je ne crois pas que nous devons lutter contre le salafisme. Nous devons lutter contre la manipulation des tendances religieuses pour les intérêts géopolitiques et colonialistes des Etats-Unis et des pays de l’Otan.
Le soutien de la Russie à la Syrie obéit-il à des considérations idéologiques ou stratégiques ?
Il y a plusieurs raisons à l’appui de Moscou à Bachar Al-Assad. On appuie la Syrie parce qu’elle se trouve dans une zone considérée comme stratégique par la Russie. Après l’arrivée au pouvoir des forces extrémistes en Libye, appuyés par les Occidentaux, l’attitude des Libyens envers la Russie était tout à fait négative. Nous en avons tiré une leçon. Si nous ne soutenons pas le gouvernement syrien actuel, les relations avec la Syrie seront détruites. En même temps, nous avons une base militaire là-bas, donc, il y a aussi une raison pragmatique. Par ailleurs, Poutine comprend très bien que la guerre contre Al-Assad n’est pas une affaire intérieure à la Syrie, mais plutôt une campagne de l’Otan et l’Occident pour faire tomber le gouvernement national, instaurer le chaos, et gouverner avec des marionnettes manipulées par Washington. On peut très bien placer au pouvoir les extrémistes pour avoir le prétexte d’entrer en guerre en Syrie. Moscou ne veut pas laisser les mains libres aux Etats-Unis dans leur politique impérialiste. Si les Etats-Unis et l’Otan peuvent procéder à la manipulation, sans contestation, des autres pays, ce sera la fin de toutes les libertés et de tous les choix possibles. Moscou comprend également qu’après la chute possible du gouvernement de Bachar Al-Assad, la seconde cible sera l’Iran et la troisième nous-mêmes. C’est une opération en trois phases. Détruire Al-Assad, attaquer l’Iran et déstabiliser la Russie à partir du Caucase du Nord où la situation n’est pas très bonne. On y retrouve les mêmes forces qui luttent en Syrie et en Libye, des salafistes manipulés par l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Américains. Ils veulent nous faire subir le même sort. Tout ceci est pragmatique, idéologique et stratégique ; il s’agit aussi du refus de la vision du monde unipolaire.


Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

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Alexandre Douguine : «Musulmans et chrétiens doivent s’unir contre l’idéologie libérale totalitaire» (II)

Algeriepatriotique : Vous avez rencontré, le mois dernier, Cheikh Imran Hosein dans le cadre de «l'établissement d'un nouveau dialogue interreligieux entre chrétiens orthodoxes et musulmans contre le sionisme». Quelles ont été les conclusions de cette rencontre ? 
Alexandre Douguine : Nous considérons ce dialogue dans un contexte plus large et pas uniquement dans le cadre de la lutte contre le sionisme. Ce dialogue est établi pour organiser le monde multipolaire, où les identités essentielles devront être religieuses. Il faut commencer par l’entente entre musulmans et chrétiens parce que nous luttons pour un monde multipolaire contre le monde unipolaire, avec l’aide des identités religieuses différentes qui peuvent coexister harmonieusement contre l’idéologie libérale totalitaire. Le sionisme est une force locale très négative au niveau de la géopolitique parce qu’il suit les ordres de Washington. En même temps, il y a d’autres collaborateurs de Washington dans la région, certains pays et tendances islamiques qui sont dans la même situation qu’Israël. Israël participe aux côtés de beaucoup de pays musulmans dans l’attaque contre la Syrie. Je crois que le sionisme est en quelque sorte le petit Chaïtan, alors que les Etats-Unis avec leur manie de vouloir contrôler le monde sont le grand Chaïtan. C’est ce qu’on peut appeler dans la terminologie musulmane le grand Dajjal et le petit Dajjal. Nous, chrétiens orthodoxes, Cheikh Imran Hosein et les autres représentants de l’islam traditionnel voulons créer le front contre ce que nous appelons Antéchrist (Dajjal pour les musulmans), car nous identifions le principe du mal dans la volonté des Etats-Unis à vouloir créer le monde unipolaire avec l’Otan et l’Occident comme force unique et absolue. Nous contestons cette volonté et nous pensons que la stratégie de notre ennemi commun consiste à nous séparer et nous mettre dans une position de haine mutuelle, c’est-à-dire musulmans contre orthodoxes et orthodoxes contre musulmans. Nous comprenons bien cette ruse et nous voulons organiser le front commun de musulmans et de chrétiens qui luttent pour leur identité, un front commun contre un ennemi commun. C’est l’idée que partage le vénérable Cheikh Imran et je crois que les forces patriotiques de la Russie, entre autres notre président, pensent dans le même sens.
Dans l'eschatologie islamique, il est dit que les musulmans feront une alliance avec les Rums (chrétiens orthodoxes) pour lutter contre un seul et commun ennemi : le sionisme. Est-il mentionné dans l'eschatologie chrétienne pareille alliance ?
Non, cette alliance est propre à l’eschatologie islamique. Une alliance avec les Rums – l’apparition de Jésus-Christ à Damas, vers la fin du monde comme disent les hadiths – n’est pas citée dans l’eschatologie chrétienne traditionnelle, parce que tout simplement l’islam n’y est pas mentionné explicitement. Il n’y avait pas les autorités qui affirmaient cette alliance. Ce qu’il y a, par contre, c’est l’idée qu’en Occident apparaîtra l’Antéchrist que les chrétiens devront combattre avec les autres peuples qui refuseront son royaume. On peut interpréter cela dans le sens de notre alliance avec les musulmans. En revanche, il y a une indication particulièrement précise comme dans l’eschatologie musulmane qui nous concerne en tant que chrétiens et d’autres données assez claires qui nous aident à identifier l’Antéchrist dans le monde unipolaire que sont les Etats-Unis et l’Otan.
Pensez-vous que l'alliance des trois religions monothéistes est possible ? 
Je crois qu’il y a un noyau traditionnel dans les religions abrahamiques qui est contre toutes les formes de déformation. Parmi les autres confessions chrétiennes, l’Église orthodoxe est la plus traditionnelle, la plus antimoderne et la plus conservatrice de toutes. Nous pouvons nous entendre avec les représentants de l’islam traditionnel basé sur l’autorité coranique et je crois que les chrétiens traditionalistes peuvent s’entendre avec les musulmans traditionalistes. Il ne s’agit pas d’une alliance des religions, mais plutôt entre les forces traditionalistes au sein de l’islam et au sein de l’orthodoxie chrétienne. Dans ce cas précis, la vision du Cheikh Imran Hosein correspond à ce que pense la majorité des chrétiens orthodoxes russes. Chose intéressante de la part d’un musulman qui expose des idées proches de ce que nous pensons. Nous étions merveilleusement surpris de découvrir qu’un représentant de l’autorité musulmane à l’image de Cheikh Imran, respecté dans le monde musulman, possède la même vision eschatologique que nous. Il y a aussi d’autres cercles religieux juifs, comme les Neturei Karta qui refusent l’Etat d’Israël et la politique impérialiste du sionisme ainsi que la puissance globale des Etats-Unis, malheureusement, ils sont minoritaires. J’ai même essayé d’instaurer le contact avec les juifs traditionalistes d’Israël, mais c’était un échec parce qu’ils n’acceptaient le dialogue qu’à condition d’appuyer leur politique sioniste. Il y a beaucoup de difficultés à développer le dialogue amical avec le cercle juif traditionaliste. Avec quelques cercles traditionnels tels que les Neturei Karta, hostiles au sionisme, le dialogue est possible. Donc, théoriquement, c’est possible, mais pas avec les orthodoxes israéliens qui considèrent qu’Israël et les juifs sont le centre du monde.
Vous avez développé une quatrième théorie politique après que les trois précédentes – le capitalisme, le communisme et le fascisme – ont failli. Peut-on considérer cette théorie comme étant une alternative à l'hégémonie du pôle occidental libéral ?
C’est précisément de cette théorie politique dont nous avons besoin. Mon livre intituléQuatrième théorie politique a été traduit en plusieurs langues dont le perse. L’idée est quand on commence à faire de la politique, on se met toujours dans la situation de répéter l’expérience occidentale, parce que tous les partis politiques et idées politiques sont modernes et européens. Les trois idéologies politiques modernes – le capitalisme, le communisme et le fascisme – sont occidentales, européennes et modernes en même temps. Et si nous voulons sortir des limites idéologiques modernistes et occidentalistes, nous devrons dépasser la politique imposée par l’Occident. Si nous refusons le libéralisme, nous ferons appel au communisme ou au nationalisme, c’est, en quelque sorte, faire appel à une impasse idéologique également. Nous devons rejeter en bloc les trois idéologies politiques et imaginer une quatrième qui ne sera ni moderne ni occidentaliste. Nous les Russes, nous avons notre propre histoire, notre propre système de valeurs qui n’est ni nationaliste, de par notre société polyethnique, ni libéral, car nous ne sommes pas individualistes ni communistes, puisque le communisme a été rejeté par notre société. Nous ne voyons pas notre politique future dans le cadre des trois idéologies proposées par l’Occident. Je crois qu’il y a la même situation en Iran. Ce dernier n’est ni libéral, ni nationaliste, ni fasciste, ni communiste. Pour le monde arabe, la seule solution est d’élaborer la version arabe de la quatrième théorie politique parce que tous les clivages entre gauche et droite, libéraux, communistes et nationalistes se trouvent dans le contexte de la manipulation de l’Occident. Il faut aller au-delà. Et il ne s’agit pas de prendre quelques exemples déjà prêts. Il faut imaginer et construire une quatrième théorie politique pour chaque société. Pour nous, ça sera une théorie politique basée sur les principes chrétiens orthodoxes. Pour le monde arabe, je crois que ça devra être la quatrième théorie politique fondée sur l’identité arabe et les valeurs musulmanes traditionnelles. Mais cela reste à faire, car ce n’est pas une chose qui existe. Ma théorie n’est qu’une invitation à imaginer quelque chose d’autre au-delà de la modernité politique pour être libre et brave.
Vous prônez un néo-eurasisme dont l'objectif est de créer un monde multipolaire de différentes civilisations pour lutter contre l'impérialisme. Mais pour qu'une pareille alliance soit possible, vous insistez sur l'intégration de l'espace post-soviétique. Pouvez-vous être plus explicite ? 
Dans le monde actuel, l’Etat national n’est pas assez suffisant pour être un pôle indépendant et souverain. Nous avons d’autres critères pour la souveraineté. Nous ne pouvons pas être un Etat national et souverain en même temps. Seulement un grand espace intégré peut être un pôle souverain dans le monde multipolaire. Il aura une quantité de pôles beaucoup moindres que la quantité des Etats nationaux existants. Pour créer un pôle avec une certaine indépendance, il faut intégrer le grand espace. L’Allemagne, la France ou l’Italie d’aujourd’hui ne peuvent plus être souverains. C’est uniquement l’Europe tout entière qui peut l’être. La Russie, également, ne peut pas être vraiment souveraine sans l’intégration de l’Union eurasienne. Prenons l’exemple de l’Algérie, qui n’est pas, aussi, un pays souverain. Mais le monde arabe, tout un ensemble, peut devenir souverain. Par contre, la Chine peut être souveraine grâce à sa démographie et au grand espace, mais aussi en faisant l’intégration avec Taïwan et les autres pays qui partagent la culture chinoise. L’idée du monde multipolaire présuppose l’intégration régionale et non globale. L’Union eurasienne est l’idée que nous avons formulée, nous les eurasistes, et que Poutine a acceptée, en déclarant le développement de notre pays par la création de l’Union eurasienne ; cette idée est la seule qui garantit les bases pour la multipolarité véritable. C’est seulement avec l’intégration de grands espaces que nous pouvons avoir l’espoir de créer le monde multipolaire. Il s’agit pour nous d’être un pôle de ce monde, car la Russie seule ne peut pas l’être. Et pour ce faire, nous avons besoin de l’intégration des autres pays qui sont culturellement et historiquement proches de nous. La même chose peut se faire pour le monde arabe. Si les Arabes veulent être libres dans le monde multipolaire – dans une autre version du monde, ils ne seront jamais libres parce qu’ils seront toujours dirigés et manipulés par les Américains –, ils doivent aussi s’intégrer. Cela ne veut pas dire qu’il doit s’agir d’un Etat national panarabe. Il pourrait s’agir d’une confédération d’Etats partageant la même stratégie civilisationnelle et géopolitique. Quelque chose comme l’Union eurasienne, mais pour l’union arabe nord-africaine.
Cette vision que vous donnez de l'eurasisme n'est-elle pas utopique ?
Oui, mais par les utopies, le monde pose toujours les buts qui sont très difficiles à atteindre, mais qu’il peut par la suite réaliser. Un exemple : je crois que dans le cas du prophète Mohamed, il était utopique de songer au grand monde musulman, mais malgré cela, lui et ses khalifats ont créé ce monde. Gengis khan, également, lui qui était un chef d’une petite tribu faible et qui a commencé seul. A sa jeunesse, il était propriétaire d’un petit cheptel, vers la fin de sa vie, il avait établi le plus grand empire de toute l’Histoire. Vous voyez, c’est très bien d’être utopique. Il faut créer les grands objectifs tout en s’appuyant sur notre foi en Dieu, parce que pour Dieu tout est possible. Si on agit en harmonie avec la providence pour le bien-être des peuples et la défense de notre identité, rien n’est impossible.


Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

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