L’eurasisme, dans sa version originelle, insiste sur la pluralité des cultures
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L’eurasisme, dans sa version originelle, insiste sur la pluralité des cultures
(L'entretien d'Alexandre Dugin realisée par une sociologue française qui a choisi de rester anonyme)
Mars 2005, Moscou
Rapport aux notions démocratie/libéralisme :
L’approche eurasiste consiste dans la pluralité des civilisations, une pluralité librement ressentie. Beaucoup de gens se rendent compte qu’une société ne ressemble pas à une autre, qu’un peuple ne ressemble pas à un autre. C’est une chose presque évidente. Mais du point de vue de l’eurasisme, ces différences sont une bonne chose. Autrement dit, nous avons une approche structuraliste, nous suivons ici Levi-Strauss, et nous pensons que tout système ethnique, toute culture crée son langage, son modèle de valeurs, son modèle social qui correspondent à son chemin historique et à ses particularités. Et ses modèles ne peuvent pas être comparées entre eux, ils n’ont pas de mesure commune, ils sont incommensurables. On ne peut pas le mesurer, car il n’y a pas de critère pour cela. En passant d’un contexte à un autre, la conscience, y compris la conscience politique et sociale se modifie tellement que les points de repère du groupe de référence disparaissent, puisque ces structures de langage sont autosuffisantes, partiellement ouvertes, mais on ne peut pas faire de lien, de transfert, de traduction directe.
Ca, c’est le premier point. Maintenant le second. Nous considérons, contrairement au racisme occidental qui considère les stades du développement progressif, nous considérons que la culture occidentale est raciste, entièrement, et en particulier la culture libérale-démocratique, car elle considère les différences comme un mouvement progressif, c’est-à-dire il y a quelqu’un qui est plus en retard et quelqu’un l’est moins, donc en appliquant une logique de progrès, on en arrive à la conclusion qu’il y a des sociétés plus développées et d’autres moins développées. Donc les sociétés moins développées sont tout de suite privées du droit de défendre leur vérité, elles sont considérées immatures, sous-développées, exclues, dans un certain sens, et même lorsqu’on veut les développer, c’est à travers la modernisation, donc on leur impose un pattern qui leur est étranger.
Ce sont les sociétés occidentales qui sont considérées comme les plus développées, donc apparaît un modèle où les différences sont en fait négatives. Les différences sont des retards de développements. Si une société diffère d’une autre, alors il y en a une qui est plus progressiste et développée, et l’autre moins progressiste. Par conséquent, celle qui est moins progressiste se voit privée du droit d’autodéfense, d’argumentation en faveur de sa propre position ; elle est juste considérée comme immature, sous-développée, et c’est tout.
L’eurasisme, dans sa version originelle, insiste sur la pluralité des cultures, la pluralité des civilisations, comme une facteur positif. Autrement dit, si deux sociétés sont différentes, ça ne veut pas dire qu’une société est meilleure et l’autre pire, elles sont juste différentes. Des différences sans hiérarchisation, sans échelle, y compris sans échelle développé/pas développé, « progressiste/pas progressiste, en retard/pas en retard, archaïque/pas archaïque. Les eurasistes nient cette échelle. Ils considèrent que tout est relatif, que les choses sont différentes du point de vue des peuples différents. C’est peut-être un modèle nietzschéen qui dit que des cultures, des peuples différents créent des systèmes éthiques différents, des généalogies de la morale. Nous ne sommes pas nietzschéens en tout, mais cet élément-là, nous est le même chez les partisans de Foucault, chez les structuralistes : que les différentes cultures créent des systèmes de valeurs complètement différents. C’est une remarque préliminaire très importante car c’est dans cette optique que nous nous positionnons par rapport au libéralisme et à la démocratie.
Le libéralisme et la démocratie sont deux concepts qui sont fondamentaux pour la culture et la tradition politique européenne occidentale. Ils sont absolument indispensables, car ils constituent l’essence même de ce système politique occidental, de la philosophie politique. Elles sont toutes centrées sur le libéralisme et la démocratie, même si elles les nient, de toute façon elles sont centrées sur ces concepts.
Cette démocratie est un phénomène assez spécifique lié au temps moderne. Avant le temps moderne, il n’y avait pas de démocratie en Occident. Le libéralisme est un concept encore plus fondamentalement occidental. J’estime que si des éléments de démocratie existent dans des sociétés différentes, aussi bien dans les sociétés pré-contemporaines, traditionnelles, que dans des sociétés non-occidentales géographiquement, le libéralisme, lui, est un phénomène exclusivement occidental, européen, contemporain. Avant il n’a jamais existé, il est lié à la sécularisation du rapport protestant à l’éthique, au monde, ce qu’a montré Weber. La tradition anglo-saxonne est ici dominante, avec Hobbes. Quoique le cynisme mondain des technologies politiques à la Machiavel forme lui aussi cette représentation d’un individu autonome et de ses structures politiques : un Etat autonome, un Léviathan, et l’individu en tant qu’acteur principal de la réalité sociopolitique. Ca, c’est le libéralisme. En économie, mais pas seulement : l’individu en tant que mesure de toute chose. L’individu, pas la personne (« lichnost’ »). La notion de personne est tout à fait différente, celle de l’homme l’est aussi.
Donc, ce modèle libéral-démocratique, cette démocratie libérale, reflète à notre avis l’essence de la culture politique européenne occidentale, moderne et en grande partie déjà post-moderne.
Maintenant notre rapport à tout cela. Nous le considérons comme un phénomène très curieux, mais totalement particulier, local et non universel, historiquement fixé par les cadres du temps moderne, et les débuts du post-moderne, et géographiquement fixé dans la culture occidentale. Un phénomène très actif et expansif, mais en fait sémantiquement et sémiotiquement, du point de vue du sens, lié aux racines de ce continuum spatio-temporel. En réalité, dès que nous transposons ces notions de démocratie et libéralisme hors de ce contexte – historique, par exemple dans une société européenne du passé ou géographique, par exemple dans le Japon contemporain, qui formellement adopte le même système – alors survient le processus de « désémantisation » politique de ces termes, processus fondamental et essentiel. C’est un décalage sémantique qui se produit et les termes de démocratie et libéralisme, dans un contexte culturel et politique différent, sont interprétés tout à fait différemment, puisqu’ils se retrouvent placés dans un autre contexte sociopolitique, fini ou en évolution.
Et c’est tout à fait naturel. L’Occident cherche à voir dans cette réappropriation un processus linéaire, une assimilation de ces valeurs par une autre culture. En réalité, ce n’est jamais le cas, ni en Inde, ni au Japon pour prendre les pays les plus démocratiques, des pays libéral-démocratiques, avec des partis libéral-démocratiques, avec toutes leurs valeurs. En fait, les structures sur lesquelles se superposent les modèles libéral-démocratiques, dans la société indienne ou japonaise, ou africaine, ou même latino-américaine, engendrent une sémantique sociopolitique très différente. Bonne ou mauvaise, mais différente, et totalement incompréhensible sans une étude sociologique profonde de l’essence de ces sociétés qui se sont formées dans ce contexte géographique et historique différent.
Donc, une transposition directe du libéralisme et de la démocratie hors de l’espace occidental n’affecte jusqu’au bout, réellement, et de la manière voulue par la logique occidentale, qu’une infime partie de l’élite politique du pays, élite qu’on intègre à la communauté internationale et qui procède à la modernisation et à la « westernization », et encore incomplètement, comme l’a bien montré Huntington, avec par exemple mes enfants des cheiks arabes qui reviennent de Cambridge et deviennent wahhabites, parce qu’ils prennent la modernisation, mais laissent la « westernization » là où ils ont fait leurs études, et reviennent à un mode de vie traditionnel. Donc on a le phénomène de modernisation sans « westernization ». Mais il y a une partie tout de même qui s’intègre à la communauté occidentale, et généralement elle s’implante quelque part là-bas, pas obligatoirement géographiquement, mais au sens culturel et politique, elle s’intègre à l’Occident. Alors que la majorité écrasante de l’humanité continue à vivre en dehors du contexte occidental. Même là où les systèmes du libéralisme et de la démocratie sont imposés, ils reçoivent de toute façon une signification différente.
Tout ceci constitue les prémisses de notre analyse de ces catégories.
La Russie présente, de notre point de vue, un phénomène politique totalement unique – un phénomène eurasien, i.e. possédant des traits à la fois européens et asiatiques, les traits européens étant eux aussi spécifiques, plutôt romains-byzantins, mais non caractéristiques de l’Europe de l’Ouest, le schisme culturel, politique et social entre l’Orient et l’Occident datant d’il y a mille ans, et engendrant des modèles sociopolitiques différents… Mais bien sûr qu’on est d’une manière ou d’un autre lié à l’Occident, puisque nous sommes des indo-européens, quoique les Indiens sont indo-européens aussi, leur langue est indo-européenne, de même que les Arméniens, les Perses… Donc nous sommes indo-européens en tant que Slaves, de par notre langue. Car sinon, nous sommes plutôt turcs (« tiurki »), « mordviny », quoique les « mordviny » sont indo-européens aussi. Peu importe, nous sommes d’une certaine manière des indo-européens, nous avons des racines bizantino-européennes et une énorme part de traits purement asiatiques, des traits complètement nomades, à la Gengis Khan. Tout ceci donne un contexte particulier à l’histoire russe, qui engendre ses significations et ses termes propres, et qui adapte à sa manière ce que nous prenons à l’Occident ou à l’Orient. A Gengis Khan nous avons pris le système administratif de la Horde, beaucoup d’éléments de droit, et nous avons adapté tout cela au modèle byzantin orthodoxe. Nous prenons à l’Occident le marxisme, et le transformons en phénomène totalement unique de national-bolchevisme. Nous empruntons à l’Occident les termes libéraux et démocratiques, et ils sont soumis à une « désémantisation » substantielle dans notre contexte.
La Russie présente tous les traits d’une civilisation indépendante, comme les auteurs eurasistes ont constaté dès les années 1920. C’est le cas pour toute notre histoire, y compris celle du XX siècle, l’histoire soviétique (les eurasistes la considèrent comme une période national-bolchevique)… Encore une fois, qu’est-ce que le national-bolchevisme en tant que méthodologie ? C’est l’étude de ces processus de glissements sémantiques qui arrivent lors de l’adaptation du modèle et de la rationalité marxistes sur le terrain russe. Les changements sont colossaux. Par conséquent, c’est le même destin que subissent – ou doivent subir, et subiront certainement – les notions de démocratie et de libéralisme adaptés aujourd’hui en Russie. Ces termes seront autres, et ne signifieront jamais ce qu’ils signifient dans la culture occidentale. C’est inévitable, mais l’Occident ne veut jamais le comprendre, car il part d’une logique raciste et linéaire, il ignore la spécificité des cultures, puisqu’il les considère comme une forme de barbarie, de retard de développement, pratiquement comme un mal. Dans sa logique rationaliste duale, « autre » signifie « pas le bon ». C’est une logique de l’exclusion, de la volonté de pouvoir de l’Occident. C’est « nous » et « eux ». Et le modèle libéral- démocratique est de ce point de vue-là exclusive et excluante.
L’Occident ne le comprend pas, et donc il critique notre libéralisme et notre démocratie, parce qu’il sont différents. Et quels sont-ils, Les eurasistes avaient une idée pour caractériser la différence entre la démocratie occidentale et son analogue russe. Les eurasistes ont proposé le terme « demotia ». C’est une démocratie non libérale, qui a ses racines dans la participation populaire au pouvoir dans le cadre de l’expérience nationale. C’est le zemstvo par exemple, ou les Soviets, i.e. le principe où les représentants des territoires organisés selon leur régime économique spécifique participent aux prises de décisions. C’est la démocratie des zemstvos, celle des « veche », une démocratie où existe par exemple une possibilité de mobilité hiérarchique à travers la culture ecclésiastique. Il y a des formes historiques différentes de la démocratie. Pour ne pas les confondre avec la démocratie représentative avec suffrage universel, etc., les eurasistes ont proposé le terme de demotia.
Il y a un autre concept concernant la démocratie, qui est lié avec le mouvement conservateur révolutionnaire, dans les années 1920 en Allemagne. C’est l’auteur Moeller Van der Bruck, auteur du livre Troisième Reich, il a élaboré un concept utilisé par le politologue Carl Schmitt, « démocratie organique ». Voici comment il définit la démocratie (nous empruntons entièrement sa définition) : la participation du peuple à son propre destin. C’est l’existence de cette participation qui compte : si elle est là, il y a la démocratie, si elle n’est pas là, il n’y a pas de démocratie. La participation peut être absente même si sont présentes les institutions électorales. Nous voyons alors dans cette aliénation une manipulation ; c’est ce que critique Bourdieu par exemple. Donc il peut y avoir démocratie formelle sans participation, et une participation sans démocratie formelle. Ce n’est pas l’institution qui compte, c’est l’existence de la participation. Il y a un courant en sociologie, la démocratie de participation ; la démocratie organique est aussi quelque part une démocratie de participation, mais elle vise les formes les plus directes d’autogestion au niveau local, par exemple dans les Länder allemands, y compris l’entraide économique, des formes régionales de participation. Ca, c’est la démocratie organique. Et notre rapport, dans l’eurasisme, à cette démocratie organique, à la demotia, est très positif.
D’ailleurs, il y a aussi une démocratie militaire, car une forme de démocratie se développe toujours dans les sociétés militaires ou des confrontées à des conflits. Par exemple aujourd’hui on voit la démocratie militaire tchétchène, c’est très intéressant. Il y a aussi une forme particulière de démocratie dans les confréries criminelles qui ont aujourd’hui étendu leurs réseaux à travers toute la Russie. Dans ces bandes existe une certaine démocratie, car la hiérarchie y est déterminée sur la base d’un consensus. D’ailleurs ce consensus peut ne pas exister du tout dans une société possédant formellement tous les attributs de la démocratie. Par exemple, vous avez un Zourabov [Ministre de la Santé] que le pays entier déteste, et qui continue à exercer ses fonctions tout à fait démocratiquement. Ce qui est impensable dans une réelle démocratie de participation, une telle forme d’aliénation. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si aujourd’hui sont si populaires en Russie des films comme Bumer, Brigada. Vous devez absolument voir Bumer, notez-le, et Brigada aussi, et Brat-2. Ces films sont des illustrations de ce que je dis. Une nouvelle éthique de la confrérie organique est en train de naître, une confrérie de personnes mises hors la loi. Ils créent leur propre système de vie, leurs propres relations, leur propre éthique et ordre social, devenant peu à peu un monde en soi, un système autonome. Ce milieu criminel commence à devenir un législateur des codes culturels. Et dans ces films sont montrés des formes de démocratie réelle, de démocratie de participation dans ces confréries alternatives. La culture politique du secteur criminel est très importante, car là l’accent est mis non pas sur l’élitisme des moyens d’action, mais sur la spécificité des relations non-aliénées, qui sont opposés au système corrompu et aliénant de manipulation de la part des milieux officiels. Donc en fait, on voit apparaître des phénomènes de compensation qui contrebalancent l’aliénation ou l’inadéquation des modèles démocratiques importés à la mentalité russe. Donc ces films sont très nationaux, très positifs, ils ont une popularité colossale, et ils ne relèvent pas du post-modern ou du cinéma poubelle, ils ne sont pas ironiques, ou alors c’est une autre ironie. En fait, il s’agit simplement de personnages positifs. Aujourd’hui, les héros pour la jeunesse, et les étalons de démocratie, ce sont des bandits. Les fonctionnaires et les politiciens sont des anti-héros, et leurs idées démocratiques sont ce qui suscite la moquerie, l’énervement et l’antipathie. Tandis que la « bratva », le « bratsvo » en fait, apparaît comme positif.
D’ailleurs si vous prenez le slogan « liberté, égalité, fraternité », on peut dire qu’il existe trois types de démocratie : la démocratie de la liberté ou démocratie libérale, la démocratie de l’égalité ou démocratie populaire, comme en URSS ou en Chine, et une démocratie de fraternité ou démocratie organique. Et il est très intéressant de noter qu’en Russie, c sont les bandits qu’on appelle « bratki » ou « bratia », fratello. Le frère, c’est le bandit. Donc, vous avez une forme de démocratie organique, image positive, qui est transplantée dans la sphère criminelle, puisqu’il y existe une démocratie fraternelle.
Maintenant, comment se réalise cette transposition de la démocratie et du libéralisme durant la période post-soviétique. On peut dire que c’était l’échec complet, si on parle de transposer avec les choses formelles le côté contenu. Le côté contenu a été ignoré par la société russe, quelle qu’elle soit, bonne ou mauvaise, mais elle a été ignorée. En fait, la démocratie et le libéralisme, dans leur forme conceptuelle, achevée, sont étrangers à tout le monde, y compris les démocrates et libéraux russes. Juste étranger. En fait des gens qui seraient des démocrates ou libéraux idéaux, il n’y en a pas et il n’y en a jamais eu en Russie. Ce qui existe, ce sont des forces politiques nationales et sociales, mais des libéraux et démocrates, il n’y en a pas du tout. Il y a des gens qui disent politiquement oui à l’identité russe, et qui tentent de le formuler obscurément en langage post-soviétique, d’une façon très confuse. Nous, on le dit très clairement, mais en fait trop clairement. Nous sommes un peu comme des vendeurs d’épices, et on ne peut pas consommer du pavot ou de la cannelle tout seuls. A côté de nous, il y a beaucoup de producteurs de farine sans goût, mais avec du volume. Nous sommes en contact, mais bon, nous sommes peut-être trop intellectuels. Peut-être qu’un jour nous allons tomber en résonance, et alors il y aura un renversement, mais ce n’est pas encore le cas. Toujours est-il que des gens qui pourraient adopter réellement la démocratie et le libéralisme dans toute leur profondeur n’existent pas en Russie. Il n’y en a pas. Donc, nous n’avons pas de démocratie.
Et lorsque nous avons copié ces modèles, ça a donné deux effets. Tout d’abord, une sorte de société de spectacle pseudo-occidentale. Donc il s’agit d’une manipulation où la fausse manière de poser la question simule le choix, simule la participation. En fait, l’apport des procédures démocratiques et la création des institutions démocratiques ont abouti à une distanciation totale et définitive du peuple vis-à-vis des processus sociaux et politiques, après une certaine période d’agitation durant les années 1980-90. Mais à l’époque aucun thème n’a été mené jusqu’au bout, personne n’a expliqué sérieusement ce qu’était la démocratie, personne ne la compris d’ailleurs, personne ne l’a adaptée, personne n’a donné de réponse claire à la question pourquoi il fallait l’adopter, en quoi l’Occident est bon et en quoi nous sommes mauvais, ou alors bons… Il n’y a eu aucune réponse. Et comme ce thème a été escamoté, le processus organique de prise de connaissance des valeurs démocratiques n’a pas eu lieu. Donc la démocratie s’est transformée en un gadget dépourvu de contenu. Au jour d’aujourd’hui, le mot « démocratie » en Russie est une insulte, et n’est d’ailleurs que rarement utilisé. Il n’est utilisé que par les fonctionnaires dans leur langue de bois, comme au temps du communisme, sans comprendre ce qu’ils disent. Ce mot est aujourd’hui complètement « désémantisé ». Donc être un démocrate aujourd’hui ne veut rien dire.
Et ceux qu’on appelle « démocrates », comme Yabloko, SPS ?
Eh bien c’est à peu près comme dire que ce sont des connards, des ordures… Comment dire ? Le fasciste est un méchant, et le démocrate est un voleur, une crapule [« podlets »]. Ce sont des crapules, c’est le parti des crapules, ou le parti des occidentalistes. Donc, c’est quelque chose de très insignifiant, un parti qui est contre la Russie, qui ne voit pas notre pays, qui disent « ce pays » (« eta strana »), en parlant de la Russie ils ne disent jamais « notre pays ». Ca, ce sont les démocrates, ceux qui disent « ce pays » au lieu de « notre pays ». Chez la majorité des gens ça provoque l’ironie, et parmi les classes politiquement actifs – la haine. C’est pourquoi ils ne sont pas passés à la Douma. D’ailleurs, aucun des quatre partis présents dans la Douma n’est démocratique ni dans le contenu ni dans la forme. Le LDPR, c’est clair, il est populiste, ultra-postmoderne, avec Jirinovski, mais en tout cas certainement pas démocratique. Rodina est consciemment anti-démocratique, social-nationaliste si on veut. Les communistes, s’ils sont démocrates, alors c’est au sens de la démocratie populaire de type soviétique. Et Russie Unie est à un tel point « aucune », que ce qui est écrit dans ses statuts, ses membres eux-mêmes ne l’ont jamais lu, et ne liront jamais. Quant à ceux qui appelaient clairement à la démocratie, ils ont simplement subi un échec cuisant. Donc, un discours démocratique est impossible aujourd’hui en Russie. Il faut commencer même pas à zéro, mais pire.
Et pourquoi, à votre avis, ce rapport à la démocratie ?
Parce que à la fin des années 19980-1990, lorsque la crise du système précédent a été patente et difficilement gérable, au lieu de poser une question sérieuse et attentive a été donnée une réponse trop hâtive : devenons comme l’Occident, et tout ira bien. Les gens ont dit : d’accord, puisque vous avez l’air de savoir… Et ça, ça a été appelé démocratie : soyons comme l’Occident.
On l’a fait. En plus, on l’a délégué au groupe de personnes qui, à l’époque, avaient le pouvoir, et qui se faisaient appeler démocrates : Eltsine, Gaïdar, etc. Les gens ont dit : d’accord, puisque vous savez comment faire, allez-y. Vous n’avez pas expliqué, mais bon, ça fait rien. Et ensuite a commencé ce qui n’a vraiment plu à personne. Comme personne ne l’a aimé, et comme rien n’a été expliqué, les gens ont lié ensemble tous ces éléments. Et aujourd’hui, la situation est allée tellement loin que dans un futur proche la réhabilitation de ce terme « démocratie », et même la simple clarification du sens – que veut dire « démocratie » pour un Russe de 2005 – ne va plus du tout être possible. Si vous prenez deux démocrates, deux personnes normales et deux anti-démocrates, vous les mettez face à face, et jamais, même appartenant au même bord, ils ne vont tomber d’accord sur ce qu’est la démocratie. Vous pouvez faire l’expérience. Deux personnes du même bord – deux démocrates, ou deux anti-démocrates – ne vont jamais tomber ensemble, ils vont vous donner deux versions complètement différentes de ce qu’est pour eux la démocratie. Par exemple deux anti-démocrates vont vous fournir des raisons très différentes qu’ils ont de ne pas aimer la démocratie, ils vont même dire des choses contraires.
Par conséquent, le terme n’existe pas, ce qui existe, c’est une antipathie et un énervement très partagés, et existent formellement des structures démocratiques qui d’ailleurs, même au niveau formel, sont de moins en moins démocratiques. Que dire des partis qui sont tous fabriqués dans le même cabinet du Kremlin, celui qui ne passe pas par là, celui-là n’est pas un parti. Tous les medias de masse sont contrôlés à partir du même cabinet du Kremlin, et s’ils ne sont pas contrôlés, ils fournissent de toute façon une version complètement stérile du discours politique. La démocratie c’est le discours politique. Or, ce discours est totalement absent des médias, même sous forme dévoyée, il est juste absent. Il n’y a aucune liberté d’expression, ni de près, ni de loin. Les gérants des canaux de TV et nos journalistes représentent qui vous voulez, ils n’aiment pas notre pays, aiment généralement l’Occident, en tout cas avant ils l’aimaient, maintenant ils l’aiment moins peut-être car tout y est cher… Donc ils sont dans ce que décrivait Max Scheler, ils en ont marre de tout, une sorte de gueule de bois, un scepticisme envers toute chose – avant, c’était uniquement vis-à-vis de la Russie, mais maintenant vis-à-vis de l’Occident également. En tout cas, il n’y a pas de démocrates parmi eux. Ceux qui se font appeler démocrates sont vraiment des crapules finies aujourd’hui. La plupart sont simplement des cyniques, des sceptiques.
Ainsi, il n’y a pas de démocratie, ni comme idéal, ni même comme mot obscur. Il n’y en a tout simplement pas en Russie. Elle n’existe qu’avec un signe négatif et sans signification. Voilà pour ce qui est de démocratie. Et tout ceci est totalement objectif, donc il n’y a pas à s’étonner que quelqu’un est en train de la plier, ce n’est pas qu’il y ait des forces anti-démocratiques, c’est juste qu’il n’y a pas de forces démocratiques. S’il y avait des forces démocratiques localisables, alors il y aurait une démocratie. Mais il n’y en a pas en Russie. Il n’y a pas d’anti-démocrates parce qu’il n’y a pas de démocratie, et il n’y en aura jamais. Et si on veut juger par les mots, alors quoi, tout va bien : vous avez le parti libéral-démocratique, Jirinovski, un fasciste, un pervers, un showman avec des points de vue chauvinistes. Quoique personne ne l’appelle démocrate, bien sûr, mais en fait pourquoi pas ?
En ce qui concerne le libéralisme, c’est un thème très différent. Du point de vue philosophique, c’est la valeur de l’individu. Ca, c’est en train d’être implanté en Russie, mais d’une façon très particulière. En sautant les phases de la responsabilité, du libéralisme humaniste de Kant, on passe directement au libéralisme américain : c’est le ranger, fais ce que tu veux, ce qui passe assez rapidement en une éthique de la militia américaine, avec la liberté du port d’armes, la loi de la jungle, le social-darwinisme, le marquis de Sade, le mépris total pour l’autre. Ce libéralisme-là existe en Russie. Il existe en économie, car l’éthique de nos nouveaux Russes les plus à succès est effectivement libérale, dans le sens qu’ils n’en ont rien à faire de l’autre. Ils sont totalement fermés dans leur espace individuel de nouveaux Russes, espace complètement fictif, la personne et le collectif n’existent pas pour eux, ils haïssent l’Etat et méprisent profondément la société. Prenez par exemple Khodorkovski : il va jusqu’à affirmer qu’il faudrait exterminer les Russes, ils sont une nuisance car ils sont improductifs… Bref, on saute donc tous les stades de l’humaniste européen minimal pour passer directement aux formes extrêmes du libéralisme – le néolibéralisme.
Donc, on passe tout de suite à Ayn Rand. Ayn Rand est une publiciste américaine, auteur de l’œuvre littéraire La révolte d’Atlas qui est considérée comme un modèle de l’éthique ultra-libérale. La révolution des managers, c’est sa conception. Elle est le théoricien des « neocons ». L’idée est que l’ennemi principal ce sont ceux qui veulent la redistribution des impôts. Ceux qui veulent imposer davantage les actifs c’est le complot des nullités, des porcs, des retardés, et il faut mener contre eux une véritable guerre d’extermination. D’ailleurs elle est très appréciée par les satanistes américains, adeptes de l’idée que l’économiquement fort a droit à tout, et l’économiquement faible n’a droit à rien. Donc la société idéale est celle de gens absolument égoïstes. Un égoïsme absolu et hypertrophié. Cette éthique ultra-libérale a remplacé des versions plus modérées – le keynésianisme, le Welfare State, l’Etat Providence… Bref, le paradigme d’un socialisme limité où les possédants les plus gros sont appelés à prendre en charge le reste de la société a fait place à l’approche exterministe à la Ayn Rand, le paradigme néolibéral, qui affirme que riche égal bon, et pauvre égal mauvais. Ce paradigme-là a pu être implanté en Russie, où il a fleuri avec peut-être plus de force qu’en Europe. Le libéralisme comme sadisme, comme social-darwinisme, comme forme extrême de solipsisme : le monde, c’est moi et mon argent, et mes plaisirs, et c’est tout. Plus rien – ni éthique, ni culture, ni espace, ni temps, ni histoire, ni obligations. Seuls un Etat dégoûtant et un peuple abject et indigent qui m’empêche de jouir.
Ce libéralisme-là s’est très profondément enraciné dans la nouvelle classe russe des beati possedenti, des possédants bienheureux, et en fait, il devient une sorte d’idéologie dominante, contrairement à la démocratie. Il s’est radicalement séparé de la démocratie. Donc les gens disent bien que la démocratie ne veut rien dire, mais le libéralisme, lui, veut bien dire quelque chose, et précisément cela. Donc il serait par exemple plus précis d’appeler SPS un parti libéral. Yabloko, lui, relève d’un libéralisme plus mou, du coup il n’intéresse vraiment personne. Il est intéressant de noter que dans l’entourage de Poutine il y a des représentant de ce libéralisme à l’américaine poussé jusqu’aux extrêmes : Gref, Koudrine, Choubais, Gozman, Shuvalov, Illarionov. Pratiquement, l’administration du Président représente une concentration de libéraux. Pavlovski est un libéral… Poutine lui-même est un libéral, un adepte de Ayn Rand. Il n’est pas démocrate, mais il est libéral. L’idée essentielle est : je suis tout, et je suis riche. Il faut être tout et il faut être riche, et tout le reste n’existe pas. Une approche économique très anti-européenne en fait, très américaine, sauf qu’aux Etats-Unis tout cela se base en plus sur la force, la puissance et la domination mondiale, alors que là c’est un libéralisme assez piteux, qui lâchement marchande les dernières ressources, tue des grand-mères, etc. En plus, cette approche libérale est cultivée dans un milieu qui, selon tous les paramètres, est anti-libéral. Notre peuple est même pas partisan d’un Welfare State, il est communautaire, il l’était et il le reste toujours, avant ou après la Révolution. Et même les anti-soviétiques, ils lisaient Pasternak, Akhmatova, c’était des gens très humanistes. Cette idée d’aller tuer un SDF ne correspond pas vraiment aux cuisines des dissidents. Mais ces cuisines n’existent plus maintenant. Ces gens-là soit sont allés servir les libéraux, adeptes de Ayn Rand, et ceux qui n’ont pas trouvé leur place sont eux-mêmes des SDF aujourd’hui, et servent de cibles humaines aux nouveaux Russes. Mais ce n’est pas un fascisme, c’est précisément le libéralisme. Rien à voir avec le fascisme : dans le fascisme, il y avait une idéologie, un parti, un activisme, des valeurs… Là, rien de tel. C’est plutôt une sorte d’individual-satanisme : il n’y a rien, un ultra-nihilisme, l’idée que « riche » veut dire « élu », et donc il a raison. Le libéralisme dans ce sens, le libéralisme économique – et non pas le libéralisme libertaire – ce social-darwinisme, ce Ayn-Randisme, l’ultra-thatcherisme, ce libéralisme-là est en train progressivement d’être adapté chez nous.
Maintenant le rapport de l’eurasisme à tout cela. L’eurasisme a un rapport positif à la démocratie si on la considère comme un phénomène organique, et en cela il se rapproche des narodniki russes, et même les SR de gauche, avec la poursuite de la justice sociale. Dans ce sens, c’est un courant de gauche démocratique. Mais nous considérons cependant que, comme le montre l’expérience, les institutions occidentales mènent à l’aliénation, et donc elles devraient être soit transformées, adaptées, soit même supprimées complètement. Ce n’est pas un but en soi. En revanche, l’idée même de participation du peuple à son destin nous est très chère. Nous sommes des narodniki plus que des démocrates, ou alors des démocrates révolutionnaires.
En ce qui concerne le libéralisme, l’eurasisme est totalement anti-libéral sous tout rapport. Nous estimons que le libéralisme est l’ennemi principal sous toutes ses manifestations, aussi bien el libéralisme de gauche, mais surtout le libéralisme de droite. Donc même le « libertarianisme », quoique en Amérique il passe encore car il est anti-guerre, contre l’expansion américaine, mais chez nous je pense qu’il serait excessif.
Vous pensez à qui ? A Chomsky ?
Noam Chomsky est un homme qui nous est très proche du point de vue de sa critique de l’approche américaine. Mais le libéralisme dans sa matrice anglo-saxonne, cette conception de l’individu autonome, l’individu en tant que mesure de toute chose, l’individu et sa liberté, cette conception représente l’exact inverse de l’eurasisme. L’eurasisme s’est forgé sur la haine et le rejet de cette approche. Il est anti-libéral avant tout, il est anti-libéral dans tous les sens, y compris économique bien sûr. Nous acceptons ce que vous voulez – Welfare State, le keynésianisme… Dans ce sens, nous sommes beaucoup plus proches de l’Europe. Le socialisme, le nationalisme, n’importe quelle forme de redistribution des impôts. Nous considérons que la subsistance du pauvre c’est la tâche du riche. C’est notre principe absolu. Nous considérons que c’est la base de l’esprit russe, mais on peut y arriver de n’importe quel point de vue : national, social, européen, humaniste, humanitaire, religieux, n’importe, on arrive toujours à la même conclusion.
Voilà en gros notre position. Le libéralisme, de toute évidence, s’implante chez nous. Quoique, si vous demandez aux gens ce qu’est le libéralisme, ils ne vont probablement pas pouvoir vous l’expliquer clairement. Je sais par exemple que bien des libéraux ont formé leur point de vue en partant de mes propres notes critiques. La critique ici avait précédé. C’est curieux, une fois j’ai rencontré Georges Soros, et de toute l’auditoire de 400 personnes, j’étais le seul à m’opposer à Soros (tous les autres étaient pour), mais j’étais le seul à avoir lu La société ouverte de Soros. Soros était très étonné, il m’a dit : comment ça se fait que mon unique adversaire soit la seule personne qui ait lu mon livre ? Il le nie complètement, mais il l’a lu. Tandis que les 399 autres ne l’ont jamais ouvert, mais sont d’accord d’avance, puisqu’ils ont besoin d’argent… Quoique beaucoup d’intellectuels jadis très enthousiastes commencent aujourd’hui à déchanter sérieusement, lorsqu’ils voient les effets réels. Donc l’engouement de l’intelligentsia pour la démocratie et le libéralisme, il est déjà passé pour les gens qui ont gardé leur conscience. Quant à ceux qui n’en ont pas, ils ont effectivement embrassé le libéralisme.
La généalogie de votre pensée : avez-vous toujours pensé de cette manière ou y a-t-il eu une évolution de votre réflexion ?
Bien sûr qu’il y a eu une évolution. En deux mots. Je viens d’une famille soviétique moyenne : mon père était officier des forces spéciales, ma grand-mère travaillait au Comité Central du PCUS, ma mère était médecin. Une famille moyenne, pas spéciale du tout, une famille du système. Ni jeunesse dorée, ni classe ouvrière. Vers 16-17 ans, j’ai eu un déclic, je n’aimais plus rien, c’était une période de dégénérescence, la fin des années 1970, tout semblait se déliter. Et j’ai fait connaissance des dissidents de droite, un petit groupe : Mamleev, Golovine, Djemal. Du coup, j’ai découvert le traditionalisme, j’ai traduit Guénon, le philosophe français, Julius Evola, j’ai assimilé tout ce discours traditionaliste, ayant appris pour cela neuf langues… Pratiquement, je me suis réfugié dans une sorte d’existence parallèle. J’ai élaboré un système de valeurs conservatrices, j’ai fait connaissance avec la révolution conservatrice, une troisième voie – ni communisme, ni libéralisme. J’étais anti-communiste, mais à la fois anti-occidentaliste, donc un patriotisme russe plus le traditionalisme occidental. Progressivement, j’ai fait connaissance avec les auteurs eurasistes classiques, vers la fin des 1980, avec la géopolitique également. Ca a coïncidé avec un analogue russe de la troisième voie, de la révolution conservatrice, le traditionalisme. Vers la fin des 1980, j’ai formé ma vision du monde néo-eurasiste, qui est devenue active dès que l’occasion s’est présentée, dès 1986-1987, dans les cercles patriotiques. Mais dès 1982, ma vision du monde était en fait formée, j’ai fait des discours, des interventions dans des cercles dissidents. Ca a causé des problèmes, bien sûr, par exemple avec mon père qui vivait sa vie soviétique tandis que moi, je vivais ma vie anti-soviétique. Il y a eu des persécutions, on ne m’a pas laissé finir mes études à l’époque, je ne l’ai fait que dans les années 1990… Mais l’évolution a été profonde tout de même : jusqu’en 1991 j’étais anti-communiste, j’étais plutôt dissident ; en 1991, lorsque l’URSS s’est effondrée, je suis devenu communiste. J’ai dit oui à l’URSS au moment où il a cessé d’exister. Car ce qui est venu à la place était tellement pire que la question ne pouvait pas se poser. Si on était responsable, on ne pouvait pas dire « ni l’un ni l’autre », et bien que j’aie été un adversaire du communisme, le 19 août 1991, j’ai changé, j’ai dit oui au communisme, je suis partisan de Lénine, de Staline, de Brejnev, de tout, tout ce qui est mauvais est aussi à moi. Je suis un homme soviétique, mes parents sont soviétiques. Bien que j’aie essayé au maximum d’éliminer le soviétique en moi, le 19 août 1991 j’ai commencé à restaurer cet héritage. Donc j’ai contacté Ziouganov, et me suis situé, au début des années 1990, dans l’opposition néo-communiste et national-patriote, j’en ai été l’idéologue. Politiquement nous ne sommes arrivés à rien, mais toutes les idées continuent à circuler dans ces sphères : le programme de Ziouganov de l’époque avait une plateforme eurasiste, Prohanov était un ami proche…
C’est de la même époque que datent mes premières publications. Mon premier livre est sorti en 1980, Les voies de l’absolu, à propos du traditionalisme de Guénon. Depuis j’ai écrit 22 livres, où j’ai adapté et développé mon idéologie. Mais c’est vraiment en 1991 que se produit un changement important puisque j’ai intégré dans ma vision du monde un rapport positif à la période soviétique, ce qui n’était pas présent avant 1991. Depuis ça n’a pas changé, j’ai continué à développer le concept de national-bolchevisme, comme méthodologie d’étude de ce processus de « désémantisation » du communisme. Et en général, ma réflexion allait dans le sens d’une réhabilitation, dans une optique traditionaliste et patriotique, de la période soviétique. Je reste aujourd’hui sur les mêmes positions, on peut dire que je suis encore national-bolchevique, au sens de Ustrialov qui voyait dans la révolution russe un événement profondément national. L’idéologie communiste a subi un décalage sémantique lorsqu’elle a été appliquée à la Russie.
Et puis, plus généralement, il s’agit d’une réhabilitation plus large, dans le sens où la gauche est comprise comme la droite, comme le traditionalisme. La vision de la gauche comme une version égarée du traditionalisme. Ce qui d’ailleurs est nouveau pour le discours politique européen. A l’époque il y a eu un colloque en commémoration de la mort de Julius Evola en Italie, et c’était donc un rassemblement d’ultra-conservateurs, de gens horribles, il y avait des centaines de fascistes dans la salle, des traditionalistes, et j’ai fait mon discours sur le fait que Evola était de gauche. C’était la panique complète. Et depuis, dans toute cette couche traditionaliste en Europe, cette ligne de « traditionalisme de gauche » est liée à moi. Parce que c’était un choc pour eux, ils étaient habitués à considérer le socialisme, le communisme, le bolchevisme comme des doctrines contraires.
Académiquement, j’ai fini les études universitaires dans les années 1990, j’ai soutenu une thèse (« kandidatskaia ») de philosophie, et l’année dernière une thèse d’Etat (« doktorskaia ») en science politique, en philosophie politique : la modernisation des sociétés traditionnelles. Et dedans je montre, très généralement, et pas seulement en rapport avec la Russie, que les mouvements de gauche, la philosophie de gauche a été plus traditionaliste que la philosophie libérale. Et en fait, le conflit entre le libéralisme et le socialisme en tant que deux modèles de modernisation présentait une différence qualitative, car le projet de modernisation de gauche était lié avec la continuation de certains éléments traditionnels, alors que la modernisation libérale consistait en une ouverture totale, et c’est pourquoi elle a gagné. C’est un moment très important. Et l’échec du socialisme, et plus généralement de tout ce qui est de gauche devant le libéralisme, en tant que la droite du point de vue économique, s’explique logiquement par la présence, au sein de cette gauche, d’éléments de la société traditionnelle. C’était en fait une double stratégie de la société traditionnelle devant le libéralisme.
Donc aujourd’hui il s’agit d’un système complet et construit de conceptions exposés dans 22 livres, dans des milliers d’articles, dans un nombre infini d’interviews, de discours, de programmes que j’ai pu faire depuis. J’ai eu un parti politique, Eurasie, qui a existé pendant deux ans, de 2001 à 2003. Ce projet n’a donné aucun résultat politique. Nous pensions prendre part aux élections de 2003, mais lorsque nous avions compris que toutes les décisions se prennent dans le même bureau, nous y avons renoncé, car c’était sans perspectives. Beaucoup l’ont compris d’ailleurs, même des partis importants et richement dotés, et notre parti, fondé sur une idée et sans sources de financement n’avait simplement aucune chance. Depuis tout ça est devenu encore plus rigide, et les partis sont en fait devenus des sortes de filiales de l’administration.
Et il y a un an environ, nous avons trouvé le bon format pour notre organisation. C’est un mouvement civil, international. C’est très important pour nous, nous faisons beaucoup pour l’information, et ce qui se passe dans les autres pays nous semble pertinent pour nous, comme par exemple en Turquie, où il y a des centaines de milliers d’eurasistes. Là-bas, le canal national de gauche véhicule jour et nuit la propagande eurasiste. Il y a des rassemblements, des interventions, des symposium, ce sont des milliers de personnes qui comprennent ce qu’est l’eurasisme : pour la Turquie c’est le retour aux racines, l’amitié avec la Russie, le refus de l’intégration américaine et, en fait, la non-adhésion à l’Europe. En tout cas anti-américanisme, c’est sûr, l’anti-européanisme moins, pro-Russie certainement et un nationalisme kémaliste. Là-bas, c’est un eurasisme kémaliste. Au Khazakhstan de Nazarbaev, l’eurasisme est l’idéologie officielle. C’est un eurasisme un peu défiguré, mais quand même, Nazarbaev se dit ouvertement eurasiste.
Et dans le cadre de ce Mouvement Eurasiste International, en tant qu’organisation civile, une ONG, nous avons tout un ensemble de projets qui forment un réseau. En tout, ça représente environ un million de partisans. Il y a un grand intérêt en Chine, en Inde. C’est vrai qu’en Inde un seul tout petit parti politique, ça fait déjà un million de personnes… Pareil en Chine… En Italie, nous avons un journal qui est édité en italien, Eurasie, notre mouvement y a des filiales dans huit villes, il y a même des brigades de jeunesse eurasiste. Là, je vais à Londres, il y a aussi des membres là-bas.
Et en France ?
En France, il y a des coordinateurs. Il y a plusieurs structures qui sont plus ou moins eurasistes. Mais elles sont plutôt radicales. Il y a des cercles académiques qui s’intéressent au phénomène. Il y a le coordinateur, Antoine Colonna, journaliste, il y a mon ami Jean Parvulesco, qui est, il est vrai, de droite et catholique… Et puis je connais de Benoist, la Nouvelle Droite, qui devient dans un certain sens de plus en plus eurasiste. Donc le cercle de connaissances en France est assez large. Mais la France est un pays qui est moins enclin à un mode de gouvernement communautaire. Il y a des organismes et des groupes de gens qui s’intéressent à nous, par exemple dans le cadre de l’altermondialisme. Bien sûr, l’altermondialisme en France est plus gauchiste, même trotskiste. Et le trotskisme est terriblement dogmatique. Moi, la figure de Trotski lui-même m’est sympathique, mais les trotskistes ont toujours été une cinquième colonne dans le mouvement de gauche, anti-soviétiques, anti-national-bolcheviques. Tandis que Trotski lui-même était à l’origine très proche de Ustrialov, et du national-bolchevisme, à l’époque où il était ici. Mais le trotskisme, c’est autre chose, d’ailleurs il a fait le jeu des Américains, et ce n’est pas un hasard si bien de néolibéraux viennent des rangs des trotskistes, comme les neocons. Mais par exemple Arlette Laguiller, je l’aime bien, elle est plus conséquente. Des figures de ce genre me sont très sympathiques. D’un autre côté, elle a certainement beaucoup de préjugés, moi par exemple, je pense qu’elle me rangerait tout de suite dans l’extrême-droite ou quelque chose de ce type, les « rouge-bruns », quelque chose comme ça.
Glucksmann et Bernard-Henri Lévy me détestent, ils ont écrit contre moi, personnellement. Ils me détestent personnellement et ils détestent toute cette approche de la gauche à travers le traditionalisme. En fait, ça ressemble beaucoup à leur propre démarche, mais avec la conclusion inverse. Eux, ils disent : la gauche, c’est la droite, les traditionalistes, donc c’est mauvais. Et moi, je dis : oui, c’est les traditionalistes et tant mieux. Donc nous nous déplaçons en cercle avec des positions polaires : d’abord j’étais à droite, et eux à gauche, et puis ils sont devenus libéraux, et moi je suis devenu de gauche. Moi, j’étais anti-soviétique (quoique non pro-américain), et eux ils étaient pro-soviétiques et anti-américains, et maintenant c’est l’inverse. Donc avec eux, c’est l’opposition totale.
Et de Benoist, je crois qu’en France il est considéré comme une sorte de diable. Pourtant c’est un homme très agréable. Il a fait une forte impression sur moi lorsque je l’ai rencontré à la fin des années 1980, en France. Puis il est venu en Russie, je lui ai fait rencontré Ziouganov à l’époque où Ziouganov n’était encore personne.
De toute façon, je trouve qu’en France le politiquement correct est encore plus fortement développé qu’ailleurs en Occident, plus fortement qu’en Italie, Belgique, même Allemagne. Les positions atypiques y sont mieux acceptées. En France, la police de la pensée est très forte. Donc c’est difficile pour les Franaçais de s’intéresser à l’eurasisme et de le comprendre. Quoiqu’il y ait des choses très intéressantes dans la Nouvelle Droite, chez Parvulesco. J’ai beaucoup de sympathie pour la culture française, j’adore la langue française, d’ailleurs je réfléchis en français.
Parmi les penseurs et publicistes russes d’aujourd’hui, y en a-t-il que vous considérez comme partisans des mêmes idées ou au contraire comme adversaires complets ?
Parmi les partisans sérieux des mêmes idées, il y avait Panarin, récemment décédé. Il faisait partie de notre mouvement, de son Conseil Suprême. C’était un eurasiste plus modéré, moins radical, même un peu ennuyeux peut-être, mais il était tout de même partisan des mêmes idées. Il y a Yourij Mikhailovitch Osipov, un philosophe et économiste très intéressant du MGU. Il édite le journal Philosophie de l’Economie [« Philosofia hoziaistva »]. Il a tout un cercle, et en économie c’est un continuateur de Sergij Boulgakov. Ca, c’est une orientation intéressante. Il y a beaucoup de livres, de travaux, de publications en théorie économique, philosophie et économie. Tout cela m’est très proche.
Parmi les personnes en vue, je peux citer Mikhail Leontiev, le présentateur. Il me soutient, c’est un ex-libéral, de moins en moins libéral. Il édite Glavnaia Tema, où d’abord j’interviens souvent, et puis mes idées sont largement discutées, et il abrite tout un groupe de gens qui sont d’une manière ou d’une autre sous notre influence. C’est une variante journalistique, donc un peu simplifiée et pas très profonde, mais quand même.
J’ai des contacts dans le patriarcat, dans les cercles ecclésiastiques. Par exemple vladyko Kyrill, le métropolite. On réfléchit beaucoup dans ces milieux-là, sur la place de l’orthodoxie en particulier. Bien que je sois vieux-croyant, je suis un coreligionnaire, donc je j’interagis avec eux très activement et positivement.
Il y a Talgat Tadjuddin, Mufti suprême, qui est aussi un eurasiste et membre de notre mouvement. Il y a beaucoup de monde. Dans la sphère stratégique il y a Mikhail Margelov, il est sénateur du Conseil de la Fédération, il préside le Comité de politique étrangère au Conseil de la Fédération. On interagit également avec la direction de Russie Unie, quoique avec pas mal de difficultés.
Et en ce qui concerne les intellectuels, il y a Sergei Kara-Murza, un homme très intéressant. Et ce qui est surtout intéressant chez lui, c’est qu’il apporte beaucoup d’éléments pour l’interprétation de la période soviétique en tant que société traditionnelle. C’est une approche très juste, quoique lui-même ne soit pas un traditionaliste. C’est un auteur très pertinent, je le considère très positivement.
Et il y a un personnage très étrange, Sergei Kurginian qui m’avait désigné durant 15-20 ans comme son ennemi principal. C’est un metteur en scène et un politologue de talent. Et tous les jeudis depuis 15 ans il rassemble de grands groupes de gens à qui il fait un cours de science politique et me critique. Donc il me critique depuis 15 ans, et il s’est tellement identifié à ce rôle qu’il est pratiquement devenu moi-même. Il connaît tous mes écrits, il lit chaque ligne. Je n’ai pas de compagnon plus fidèle. Et puis j’ai l’impression qu’au fur et à mesure du temps il a cessé de me détester, il s’est tellement identifié qu’aujourd’hui je ne distingue même plus ses textes des miens. Il tente d’y changer, d’y transformer quelque chose, mais il me connaît tellement bien que ça donne la même chose. Donc c’est une sorte d’alter ego, et finalement on a une véritable communauté de pensée, puisqu’il utilise les mêmes termes, tire les mêmes conclusions.
Et puis il y a tous nos eurasistes. Il y a les jeunesses eurasistes que vous avez vues, mais ce n’est qu’un aspect. Il y a le club économique eurasiste où il y a par exemple l’économiste Hazin, très sympathique (site www.crisis.ru).
J’ai encore un semi-plagiaire, double obscur : le politologue Belkovski, lié à Berezovski. C’est un aventuriste et un conseiller en communication, mais lui aussi il me surveille de si près que parfois ses textes imitent les miens. Donc c’est un double aussi.
Celui que j’aime bien aussi, que je respecte, c’est Tretiakov, l’ex-rédacteur en chef de Nezavissimaia Gazeta. C’est un homme qui a en fait des convictions réellement démocratiques et qui progressivement évolue d’une démocratie libérale pro-occidentale vers un impérialisme eurasiste modéré. Mais il est « correct ». C’est un personnage important, il est dans l’administration du Président, il est proche du Président, et il est écouté.
Et comment ça se concilie avec l’orientation pro-libérale de l’entourage présidentiel ?
Ceux qui sont intelligents comprennent que si ça continue, ils vont finir pendus par les pieds ou par le cou. Donc il faut bien diversifier les plans. Je pense qu’ils ont une combinaison de curiosité pour cette alternative, un désir également de domestiquer ce courant, de le maîtriser et en même temps une réflexion pour diversifier leurs propres positions au cas où. Bien sûr, le libéralisme domine, mais comme il frôle des sommets vraiment pathologiques, ils sont bien obligés de réfléchir aux conséquences…. Par exemple, Khodorkovski avait montré beaucoup d’intérêt pour mon idéologie, avant d’être mis en prison. Il m’avait invité chez lui au mois de mai, un mois ou deux avant d’être emprisonné, et nous avons eu une conversation très longue et intéressante. Il m’a dit : vous savez, vous êtes la seule personne qui expose d’une façon adéquate un système de représentations directement opposées aux miennes. Le plus souvent, on me crache dessus, on me menace du poing, et vous, vous exposez tranquillement vos idées. Il avait lu mon livre, Osnovy Geopolitiki. Donc, me dit-il, bien sûr, je pense exactement l’inverse, mais comme vous avez un système si bien construit, pourquoi ne pas faire quelque chose ensemble ? Mais il est allé en prison. Je pense que j’aurais pu lui donner des conseils qui auraient fait qu’il n’y aille pas. Mais bon, il avait outrepassé les bornes. A côté des détails économiques qui ne sont pas de mon domaine, il a outrepassé certains tabous moraux, qui même pour le pouvoir sont inacceptables. Mais en tout cas, il me connaît et s’intéresse à mes idées.
Maintenant les antithèses. Celui qui m’est directement opposé, c’est Gleb Pavlovski, conseiller en communication. Il a été le conseiller en communication le plus proche de Poutine durant les 5 dernières années. Ca, c’est de la pure « désémantisation », une gouvernance (« upravliaemost’ ») post-moderne. Un libéralisme de droite drapé dans le nationalisme. Et en plus, tout est superficiel, société du spectacle… C’est vraiment un antipode direct.
Et puis des figures moins importantes parmi les théoriciens du libéralisme : Gozman, Chubais. Mais Gozman m’est quand même sympathique parce qu’il est tellement à opposé de moi, et il expose ses vues d’une manière tellement caricaturale qu’on peut dire qu’il m’aide en fait, il me fournit des arguments. J’imagine que moi aussi j’ai dû aider certains des libéraux car j’expose mes idées avec beaucoup de continuité et de dureté, lorsque je dis que la démocratie occidentale, le libéralisme, et tout l’Occident, l’Amérique – on n’en a pas besoin. Il y a peu de politologues qui osent le dire comme cela.
Je voulais poser une question sur le national-bolchevisme. Il y a un parti qui s’appelle Parti National Bolchevique, avec Limonov…
C’est moi qui l’ai créé, ce parti, en 1993. C’est moi qui l’ai appelée national-bolchevique. J’ai fait connaissance avec Limonov, et il voulait créer un parti radical, nationaliste, fasciste ou national-fasciste, ce n’était pas très clair. C’est un homme un peu spécial. Je lui ai dit : on va pas vous laisser faire ça, d’abord on va vous mettre en prison, et puis à quoi bon faire une chose pareille de toute façon ? Et je lui ai parlé du national-bolchevisme. Lui a répondu : ça ira, ça m’est égal, appelle-le comme tu veux, moi de toute façon j’ai besoin de jeunes, il faut faire quelque chose, il faut être sur les écrans. Je me suis dit que comme il n’a rien contre, c’est ainsi qu’on va l’appeler.
Et j’y suis restée assez longtemps, plusieurs années, et en fait il y avait deux fractions : une fraction national-bolchevique où venaient des jeunes gens et des jeunes filles avec des petites lunettes, avec des bouquins de Debord, Ustrialov, Niekisch, la géopolitique… Ca, c’était notre côté. C’était dans une cave, et donc d’un côté c’est moi qu’on venait voir – et c’était des jeunes aussi, et radicaux aussi, mais bon, du genre artistique, avec des cheveux oranges, des gothiques, des jeunes filles aux aires trotskistes dévorant Baudrillard… Et de l’autre côté, des baraques [« kachki »] qui venaient voir Limonov, des bagarreurs [« rubahi-parni »]…
Donc c’était une combinaison des deux. Le parti s’appelait national-bolchevique, et il était national-bolchevique, et d’ailleurs il était très politiquement correct, car il était anti-fasciste, anti-totalitaire. Le national-bolchevique Niekisch avait fait de la prison en Allemagne, le national-bolchevisme allemand avait été fondé sur ça, c’était la Rote Capella. Donc la critique de Hitler, l’anti-hitlérisme, l’anti-racisme, la critique de l’antisémitisme… Donc des choses très politiquement correctes, il y avait une grande sympathie pour les Juifs, sans aucun soupçon d’antisémitisme. Et puis une méthodologie sérieuse. Donc c’est ce que j’ai voulu apporter. D’où le nom, d’où la méthode, etc.
Mais chez Limonov tout cela se transformait en coups de pub : prendre le drapeau rouge, y dessiner un cercle blanc et dedans – une faucille et un marteau noirs. C’est lui qui l’a inventé, ce drapeau, et c’est déjà tout à fait autre chose, ça rappelle le nazisme, et c’est une pose. Donc progressivement lui et moi on s’éloignait de plus en plus, et je n’étais plus heureux du tout d’avoir donné ce nom au parti, car il n’en comprenait pas du tout le sens. Il disait souvent : à quoi bon Dugin a inventé ça ? C’est un homme différent, c’est un écrivain, un provocateur, un emmerdeur comme il s’appelle lui-même. Il dit : je suis comme ça, il se définit comme ça. Or, le national-bolchevisme est quelque chose de sérieux au contraire, il peut plaire aux jeunes aussi malgré cela, mais bon. Donc Limonov organisait des choses de son côté, moi je faisais des séminaires, et puis en 1996 on s’est séparés, en 1997 définitivement.
Et tout de suite ont commencé leurs actions de hooligans. De mon temps, il n’y en a eu aucune, personne n’avait jamais fait de prison, personne, et il n’y a jamais eu d’actions de ce genre, il n’y avait pas non plus d’activité de défense des droits de l’homme, il y avait une activité intellectuelle. Des meetings de Limonov et mes activités intellectuelles, voilà, ces deux choses-là. Dès que je suis parti, ont commencé les arrestations, des actions directes, des coups d’éclat, ils se font enchaîner partout, ils jettent des œufs pourris, arrosent les gens de mayonnaise… Bon, des actions de type anti-globaliste. Mais tout ceci est différent : c’est tout ce que vous voulez, sauf le national-bolchevisme, au sens d’une approche fondamentale, profonde de la logique de l'histoire politique russe, avec un accent sur la justice sociale, avec la création d’une nouvelle synthèse… C’est différent. Avant, il y avait des jeunes aussi, mais plus intellectuels. Il y avait aussi un eurasisme, un eurasisme de gauche.
Puis, après m’être séparé de Limonov, j’ai été conseiller de Selezniov durant 6 ans, speaker de la Douma, je travaillais sur la géopolitique, j’écrivais des livres, les publiais. J’ai soutenu Poutine depuis le départ, j’ai travaillé avec son administration, aujourd’hui aussi j’interagis avec eux. Et nous avons créé d’abord le mouvement civil Eurasie, puis le parti Eurasie, puis le Mouvement Eurasiste International, c’est-à-dire notre propre structure. Avant, il y avait également d’autres structures – Arktogaia, la Nouvelle Université. Une sorte de réseau s’est créé. Donc aujourd’hui ça représente environ un million de personnes dans le monde, des eurasistes. Aux Etats-Unis il y en a beaucoup. Sur notre site, 30% des visites se font à partir des Etats-Unis, des Russes en majorité, mais des Américains aussi. Et plus généralement, la moitié des visites se fait de l’étranger. Notre site reçoit 5000 posts par jour, c’est comme un média en fait. Le plus grand site d’information politique en Russie, www.kompromat.ru reçoit 15000 posts. Et nous, 5000. Donc c’est comparable. Trois fois plus, ce n’est pas 300 fois.
Quels sont vos plans pour l’avenir ?
La même chose : développer les activités de jeunesse, des activités artistiques, politiques. Il y a plein de projets, on verra comment si ça marche. Par exemple il y a un projet de création d’un Institut russo-européen anti-globaliste. Mais anti-globaliste non pas au sens gauchiste, mais au sens de pluralité des civilisations, de multipolarité comme idée dominante, de régionalisme en quelque sorte. Par exemple, si vous avez une tribu qui vit sa vie, si elle est victime de famine, on peut lui donner à manger, mais pourquoi y installer la télé ou la forcer à vivre dans un cadre colonial ? Qu’elle vive comme elle veut. Que ce soit une tribu ne signifie pasque nous soyons meilleurs. Si elle veut de l’aide, on peut l’aider, mais le mieux c’est encore de ne pas intervenir dans son développement. Par exemple chez nous, il y avait des peuples du Nord qui avaient leur propre cycle, et si on interrompt leur cycle de rennes, de nature – ils vont mourir en tant que peuple, en tant que langue. Ou qui a besoin qu’ils votent ? Qui a besoin de les inonder de vodka ? La modernisation n’est pas une obligation. Le progrès n’est qu’un point de vue possible sur l’histoire. Mais on peut avoir un autre point de vue : par exemple que rien ne change, qu’il y a des cycles. Ou au contraire, que tout se dégrade. Donc toutes les notions de progrès sont relatives, et non absolues. Donc, la pluralité est essentielle. Ce n’est même pas la tolérance, c’est plutôt la sympathie envers l’autre, un rapport positif à l’autre, ni exclusion, ni dénigrement. Donc, ce sont des thématiques tout à fait de gauche. Sauf que nous sommes contre le progressisme marxiste qui veut tout moderniser, tout amener à je ne sais quel stade supérieur de la conscience, de libération. Le souci humanitaire de l’autre, c’est bien, mais je pense que le mieux est de laisser tout le monde tranquille. Et le globalisme, lui, c’est vraiment l’exact inverse, il ne laisse personne tranquille.
Vous avez dit que vous avez dès le départ soutenu Poutine. Pourtant vous aviez dit que c’était un libéral, ainsi que son entourage…
Oui. Mais il était mieux que Eltsine. Eltsine était un libéral, et en plus un libéral anti-russe, pro-occidental. Poutine, lui, s’est mis à faire au moins quelques pas. Et moi, je compte toujours – quoique sans beaucoup d’espoir – sur son évolution dans une direction non libérale. C’est un otage du milieu, et son milieu est libéral. Ca va mener à l’échec. Les oranges vont certainement l’utiliser, probablement. C’est une sorte de jeu de stratégie. Ils vont essayer de donner à leur propre libéralisme une teinte un peu plus modérée, plus humaniste, plus européenne, et c’est pour son libéralisme qu’ils vont noyer Poutine, c’est en usant de son libéralisme. Tandis qu’en fait, ils sont évidemment eux-mêmes totalement libéraux. Donc, pour atteindre leur but, ils vont utiliser tout le monde : les national-bolcheviques, les patriotes, les communistes. Ils ont déjà commencé.
Donc notre idée est quand même d’essayer d’avancer quelque chose de positif. Il y a une partie de gens qui sont contre Poutine parce que c’est un libéral : nous voudrions les assimiler d’une manière… Bref, nous voudrions essayer de jouer le rôle d’une troisième force, essayer d’influencer. Nous n’avons pas de check point comme les élections par exemple. Nous agissons. Nous avons besoin de patience, car les choses n’arrivent jamais rapidement. Ca fait plus de 20 ans que nous agissons activement, les Etats ont changé, les paradigmes aussi, sous mes yeux. Donc on ne peut rien savoir. On ne peut pas dire d’avance que rien ne va marcher. L’histoire est ouverte. En Europe, elle est ouverte aussi, dans le monde aussi. Même aux Etats-Unis, elle est ouverte, même là-bas il y a un espace pour des mouvements alternatifs.
Par exemple, prenez Kerry. Je voulais beaucoup qu’il gagne, car je pensais qu’alors la pression américaine allait s’atténuer d’un coup dans le monde, et ça donnerait l’occasion d’une réaction mondiale. Donc, Kerry en tant qu’atténuation de cette logique sauvage. Mais uniquement en tant que cela. Car sinon, il n’est pas très différent. Quoique, dans sa rhétorique électorale il est allé jusqu’à la multipolarité, la négation de l’ultra-libéralisme. Maintenant, je crois qu’il y avait deux tendances : une, de type Brzezinski et Soros, donc même chose que Bush, mais sous une autre couleur, mais il y avait aussi d’autres, de type Howard Dean, et Dean c’est déjà quelque chose. Car les neocons, c’est vraiment le comble : l’ultralibéralisme, l’Ayn-Randisme, l’impérialisme, et même pas de respect pour les valeurs traditionnelles américaines. En fait, l’eurasisme c’est l’exact et symétrique opposé des neocons. Un miroir complet à l’envers. Eux sont libéraux et impérialistes, et nous anti-libéraux et anti-globalistes. Ils sont de droite en économie, et nous de gauche. Eux portent la démocratie et le libéralisme, et nous on les refuse… Mais ils me connaissent, et je dois les aider aussi, car je suis leur antithèse. L’Eurasie est un objet, mais elle devrait être un sujet. La Russie devrait se retirer de l’espace post-soviétique, la Russie devrait être contre la Chine, l’Europe et le monde arabe. Non, la Russie devrait être alliée à la Chine, à l’Europe, au monde arabe. Un total renversement.
Et Poutine quand même, une fois sur deux, fait des pas qui vont dans le sens de ma logique. Mais vraiment une fois sur deux. Une fois ça, une fois l’exact inverse.
Je voulais avoir votre avis sur quelques personnalités : Zinoviev, Parshev et Shafarevitch.
Je les connais tous personnellement très bien.
En ce qui concerne Shafarevitch, c’est un conservateur classique, un homme très honnête. Mais complètement non pertinent dans le milieu d’aujourd’hui. Il est tout des années 1970. Et pour les années 170 ou début 198à, ses positions, en tant que dissidence de droite, étaient très dignes, courageuses et nobles. Je n’éprouve rien d’autre que du respect et même une sorte de piété envers cet homme, car prendre cette position à l’époque était impossible du point de vue soviétique, mais en même temps elle allait contre tous ces principes libéral-démocratiques. Donc c’était très honnête. D’ailleurs, il n’est pas du tout antisémite, sa conception du « petit peuple » est empruntée à Augustin Cochin. Il est correct. C’est un homme de bien. Sur moi, il n’a eu aucune influence du point de vue des idées. J’ai eu des contacts avec lui, j’avais essayé d’ailleurs dans les années 1980 de lui faire découvrir la nouvelle droite, mais ça ne l’a pas intéressé. Je pense que son âge a joué aussi. Mais c’est un homme très bien.
En ce sui concerne Parshev, il m’est très sympathique, il a d’ailleurs fait partie du Conseil Suprême de notre mouvement. Il est militaire, donc il ne pouvait pas faire partie du parti, mais bon, on est en contact. Pourquoi la Russie n’est pas l’Améique expose des choses d’après moi assez banales, mais si elles sont inconnues et que le livre permet de les diffuser, tant mieux. Je pense du bien de lui. Son livre est loin d’une idéologie, mais comme il a eu un impact social, et comme la plupart des choses qui sont dites dedans sont la vérité, donc je n’en pense que du bien.
En ce qui concerne Zinoviev, il n’a eu aucune influence sur moi. Esthétiquement, il a toujours provoqué en moi une forte antipathie. Il y a des gens comme ça, qui stylistiquement vous déplaisent. Par exemple je n’aime pas Soljenitsyne, je ne peux pas le lire. Et je n’aime pas Zinoviev, et lui non plus je ne peux pas le lire. Il y a de cela 6 ans à peu près, lors d’un événement intellectuel, Zinoviev et moi nous sommes très fortement disputés. Pour rien du tout. Il s’est mis à critiquer mes termes, en disant que la catégorie « peuple » n’existe pas. Il n’a pas dit : « il y des gens qui pensent que la catégorie « peuple » est ceci ou cela, mais moi je trouve qu’elle n’existe pas, il vaudrait mieux parler de classe, d’Etat, d’individu, de gens »… Pourquoi pas ? Mais lui, il s’est mis à dire que j’étais obscurantiste, et que tout ceci était complètement pas bon, mauvais, etc. Donc c’était un flot d’injures non justifiées à mon encontre qui ne pouvait pas s’arrêter. C’est un homme très pénible à vivre, il a du ressentiment envers tout, tous azimuts, et donc il ne me plaît pas, quoique je n’aie jamais fait de cause de guerre de cette question. Pourtant, ce qu’il dit, la manière dont il critique l’Occident, le globalisme et dont il soutient la Russie, tout ceci suscite mon respect. Ce sont des positions qui me sont proches. Quoique ses néologismes m’énervent atrocement, je déteste sa manière de réfléchir et de parler. D’ailleurs, je crois qu’un journaliste avait confondu Zinoviev et moi, en disant qu’il y a un certain Alexandre ZInoviev, auteur fasciste. Or, je crois que personne jusqu’à aujourd’hui n’a pensé à traiter Zinoviev de fasciste. C’est moi qu’on appelle parfois fasciste. Par exemple le politologue Alexandre Ianov dénonce trois monstres: Shafarevitch, Kurginian et Dugin. Non, il y a Goumiliev, donc ça fait quatre. Ianov est un ultra-libéral. Donc quatre figures, et notez que Shafarevitch et Dugin sont les pires car on ne peut pas du tout discuter avec eux. Quoiqu’il n’ait jamais essayé non plus. Kurginian, on peut discuter avec lui, il est plus souple. Et Gumiliev est mort. Et dedans, il y a malheureusement cette phrase qui dit « tout le monde sait que Dugin est fasciste », mon avocat et moi voulions même faire un procès. Ce genre de choses m’arrive assez souvent.
Et Soljenitsyne donc ne vous plaît pas non plus ?
Soljenitsyne est complètement différent. Lui aussi, ses idées de défense de la Russie, de son authenticité, du conservatisme – je suis d’accord. C’est juste. Mais esthétiquement, comme Zinoviev, je ne peux pas le lire. Je n’aime vraiment pas son ton de prêche hautain, en plus son point de vue est très rétrograde. Et politiquement, à l’époque où tout se décidait ici, tout le monde reconsidérait sa position par rapport à l’URSS, je me souviens même de Siniavski qui est venu ici, bref, tout le monde comprenait bien que tout cela était fini. Quelqu’un avait dit : on visait l’URSS, et on a touché la Russie. La plupart des gens honnêtes ont dit : pardon, excusez-nous, les gars, ce n’est pas ce qu’on voulait. Et Soljenitsyne n’a pas fait ce geste, il est revenu et il s’est mis à prêcher. Personne ne l’écoute d’ailleurs, c’est un autre pays, un autre monde. Lui, par ses horreurs sur le GOULag, exagérées d’ailleurs… Bien sûr, si on décide de ne fixer que les côtés négatifs, s’il avait par exemple consacré 10 tomes à ce comment les enfants mouraient à Nagasaki, et à d’autres choses de ce genre, alors oui, je comprendrais, ce serait juste : voilà un système qui fait des crimes, voilà un autre système qui en fait aussi. Il y a des crimes hitlériens monstrueux, mais aussi des crimes américains, des crimes européens abominables dans l’histoire, ne serait-ce que les attaques de gaz durant la 1ère Guerre mondiale. Toute l’histoire est écrite avec du sang, elle a été écrite, est encore écrite et sera toujours écrite avec du sang. Et s’entêter sur une seule chose, en l’instrumentalisant en plus en montrant à quel point tout cela est horrible… Soljenitsyne a hâté l’avènement du post-modern lorsqu’il a montré ce côté caché, ce côté négatif du régime soviétique, il a en fait donné un coup terrible à la justice sociale, sur la gauche, sur la Russie. Est-ce qu’il le comprenait ou pas ? Difficile à dire. Et encore, s’il l’avait écrit et puis, en revenant il avait dit publiquement, fortement : pardonnez-moi, ce n’est pas ce que je voulais, Eltsine est un salaud, comme presque tous l’ont fait. Non, il s’est de nouveau mis à enseigner. Et cette position a fini par susciter l’éloignement chez tout le monde, même chez les libéraux. Aujourd’hui, il est pratiquement oublié. Il a été oublié de son vivant tandis qu’il vit ici, tout près. C’est un homme fini. Zinoviev, lui, au moins, se bat, tente des choses. Même s’il m’énerve, mais il m’est du coup plus sympathique : un vieux monsieur, mais toujours en activité.
Quoique, là où il y a de la vérité, je suis toujours partisan, même quand ça diffère de mes propres points de vue. Donc lorsqu’il dit que la Russie est un pays magnifique, que dire, je suis d’accord. Son livre sur les Juifs, je ne l’ai pas lu, je l’ai feuilleté seulement. Mais des amis que j’ai en Israël l’ont bien aimé, l’ont trouvé juste. Mais je trouve que ce n’est pas un thème très actuel. Il y en a de beaucoup plus urgents : la globalisation, la gauche, la droite… Par exemple Zeev Sternhell, quel auteur intéressant, avec son ni droite, ni gauche… Ou Mikhail Agurski ; il a été dissident, ami de Soljenitsyne d’ailleurs, et il a écrit un livre de génie, Troisième Rome, The Third Rome en anglais, sur le national-bolchevisme. Un livre entièrement consacré au national-bolchevisme. Il y décrit précisément que dans l’histoire du national-bolchevisme il y a eu des Juifs. Très intéressant. Agurski vient de la même pléiade que Shafarevitch et Soljenitsyne, dans les années 1970 il a émigré en Israël, a été un homme politique conservateur de droite, a écrit ce libre brillant sur l’idéologie du national-bolchevisme, chez YMCA-Press. On peut certainement le trouver à Paris. Un auteur très pertinent pour nous. Et puis il y a Alexandre Etkind (oncle de Efim Etkind) ; il expose un regard psychanalytique sur l’idée soviétique…
Ou l’auteur français Alain de Benoist. On a eu des contacts à la fin des 1980, puis il est venu ici. En 1991-1992, nous étions dans l’opposition anti-eltsinienne ; cette opposition était composée de nationalistes, de monarchistes, souvent slavophiles, et de socialistes. Et nous avons élaboré une synthèse, pour montrer que même théoriquement ce ne sont pas des contraires, que ce n’est pas une alliance, mais une idée. Et ça résonnait beaucoup avec les idées de Benoist et sa Nouvelle Droite européenne, non pas avec New Right, mais avec la Nouvelle Droite européenne, qui d’ailleurs avait beaucoup de sympathie pour l’URSS… Puis j’ai eu des contacts avec le Belge Jean Thiriart… Puis, la gauche, les brigades rouges aussi nous contactaient, il y a eu comme un début de dialogue. Et puis il y a eu un moment où dans Libération, a été publié un article « Contre la gauche caviar, pour le front national de droite et de gauche » ( ?). Etaient visés Bernard Cohen, Limonov, de Benoist, nous. Et ça a commencé à être montré comme un scandale : est-ce permis ou pas ? Et puis il y a eu une répression sévère. Régis Debré était de notre côté, avec précaution bien sûr… Il y a eu des licenciements, d’Antenne 2 par exemple. Tous ceux qui étaient pour nous – un petit groupe, mais quand même, c’était des intellectuels… Et après, il y a eu 1993, et la défense du Parlement par la gauche et la droite réunies. Et son écrasement a suscité une véritable jubilation en France chez Glucksmann et les autres, on nous a classés définitivement vaincus… Notre discours a été écrasé, en France il a été complètement détruit. Donc l’implantation de l’eurasisme en Europe avait échoué.
Aujourd’hui, c’est une nouvelle étape. Mais maintenant l’eurasisme est une idéologie indépendante. Depuis ces années, on a élaboré des conceptions, des textes, des modèles. En Europe c’en est au même stade rudimentaire que c’était il y a 12 ans. Aucun progrès malheureusement. Aujourd’hui, nous commençons à exporter l’eurasisme en Europe. Nous aussi, on a emprunté des choses en Europe, et maintenant c’est de la re-exportation de l’eurasisme en Europe. Il y a création de cellules eurasistes, des mouvements… De toute façon, l’eurasisme est une synthèse ; j’ai été élevé avec Guénon, avec la littérature francophone, sur la géopolitique allemande, et l’eurasisme a été pour moi une trouvaille par analogie, chez nous. Je suis un patriote russe, mais j’ai été élevé avec la littérature traditionaliste et conservatrice occidentale.
Vous pouvez dire deux mots sur Thiriart ?
Lui, il est très marginal, il n’a finalement jamais publié son livre, L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin. Bien sûr, il est un peu différent, mais le sens, c’est que l’Europe devrait s’unir avec la Russie en un seul bloc géopolitique, par opposition aux Etats-Unis. Donc la même chose que Berlin-Paris-Moscou, l’européanisme, etc.
Mais encore une fois, en ce qui concerne la France, je pense qu’il va y avoir une nouvelle vague. Je trouve en fait qu’en France, les gens jugent le monde – et eux-mêmes – d’une façon inadéquate. Ils ont tous l’air d’être contre les Etats-Unis, mais en même temps contre la Russie aussi. Pourtant, les deux ne vont pas très bien ensemble. Encore Chirac fait des choses souvent justes, mais la presse… On verra bien. Il y a aussi des choses inattendues. Par exemple je pensais que la Turquie, c’était nos adversaires ; j’y suis allé, et j’y vois un tel enthousiasme autour de l’eurasisme : des milliers de personnes viennent vous écouter. A Ankara, ils étaient plusieurs milliers, durant deux jours il y a eu des troubles, car une partie des Loups Gris sont pro-atlantistes, et une partie sont des nationalistes turcs pro-eurasistes. Ils se sont fait la guerre pendant deux jours, il y avait des blessés. Tout ça à cause de l’eurasisme. En Italie aussi, ça suscite de l’intérêt, pas à ce point bien sûr, mais quand même. Il y a des journaux, des réseaux. Il y a le journal Eurasia, mais c’est pas le seul. Donc les choses bougent. En France aussi, probablement, ça viendra. Car la France m’a beaucoup plus influencé intellectuellement que l’Italie. Par exemple, prenez le Monde Diplomatique, quel fondamental d’anti-libéralisme et d’anti-américanisme. Une grande intelligence géopolitique. Paul-Marie de la Gorce par exemple.
FIN