Savitski. Eurasie Terre du Milieu.
Onglets principaux
Savitski. Eurasie Terre du Milieu
Voici la traduction des cinq premières sections du chapitre 9 du manuel intitulé « Fondements de la Géopolitique. L’avenir géopolitique de la Russie », d’Alexandre Douguine, dans la version parue en 1997 aux Éditions Arktogeia à Moscou.
Piotr Nicolaevitch Savitski (1895-1968) fut, notez bien, le premier (et unique) auteur russe que l’on puisse désigner sous le vocable de géopoliticien dans le plein sens du terme. Il était économiste de formation, élève de V. Vernadski et de P. Struve. Jusqu’à la guerre, il fut proche des Kadets. A la suite de la révolution, il émigra en Bulgarie et ensuite se rendit en Tchécoslovaquie. En 1921, avec le Prince Nicolas S. Troubetskoï, il fonda le mouvement eurasiste, pour lequel les facteurs géopolitiques jouèrent un rôle central. Parmi tous les eurasistes, ce fut Savitski qui s’intéressa le plus à la géopolitique.
Comme celle de nombreux eurasistes, la conception du monde de Savitski se plaçait sous l’influence des travaux des slavophiles, Danilievski et surtout Leontiev. Elle se présentait comme une variété de slavophilie révolutionnaire conjuguée à l’idée centrale de la particularité de l’identité historique des « grands russes », ne menant ni à une essence religieuse ni à une essence ethnique slave. Cet aspect le rapprochait fort de Constantin Leontiev, qui formula l’importante thèse selon laquelle «il existe des Slaves, mais le slavisme n’existe pas1», c’est-à-dire que « la proximité ethnique et linguistique des peuples slaves ne constitue pas un fondement suffisant pour parler de leur unité culturelle et de caractère ».
Ses thèmes et conceptions de prédilections rendaient le mouvement eurasiste étonnamment proche des révolutionnaires-conservateurs allemands. Comme les révolutionnaires-conservateurs, les eurasistes s’efforçaient de conjuguer la fidélité aux sources avec la création d’un élan vers le futur, un enracinement dans la tradition de la nation russe avec le modernisme social, le développement technique et des formes politiques non traditionnelles. Il existait sur ces bases une relation extrêmement positive entre les eurasistes et l’État soviétique, de même qu’avec la Révolution d’Octobre.
La sympathie à l’égard des Soviets n’était pas seulement le fait de l’aile eurasiste pro-soviétique (le cercle parisien qui éditait le journal «Eurasie»), avec laquelle Savitski interrompit les relations, mais également celui des éléments plus modérés et «conservateurs». Néanmoins, cela n’empêcha pas qu’après la prise de Prague par l’armée soviétique, Savitski fut arrêté et condamné à dix années de camp. Dans les camps, il lia connaissance avec le fils du poète Nicolas Goumiliev, Lev. Celui-ci devint son élève et par la suite l’un des meilleurs ethnologues et historiens russes contemporains.
En 1956, Savitski fut réhabilité et retourna à Prague. Il y mourut douze années plus tard.
Russie-Eurasie
L’idée de base développée par Savitski consistait en ce que la Russie représentait une entité civilisationnelle particulière, déterminée par le caractère de «médianité». Un de ses articles (« Les fondements géographiques et géopolitiques de l’eurasisme ») commence avec ces mots : « La Russie est beaucoup plus fondée que la Chine à porter la dénomination d’Empire du Milieu ».
Si la «médianité», la Mittellage, s’inscrit à l’intérieur du contexte européen, l’Europe elle même n’étant que le «cap occidental» de l’Eurasie, la Russie occupe la position centrale dans le cadre du continent entier. Pour Savitski la « médianité » de la Russie est fondamentale pour son identité historique ; elle n’est pas une partie de l’Europe, ni encore le prolongement de l’Asie. Elle est un monde autonome, une réalité autonome, elle est cette réalité géopolitique et historico-spirituelle que Savitski désigne sous le vocable Eurasie.
Ce concept ne signifie pas le continent, mais l’idée reflétée par l’espace et la culture russes, par le paradigme historique, la civilisation particulière. Depuis le pôle russe, Savitski avance une conception fort identique à celle de Mackinder, sinon que les « brigands de la terre ferme » et «l’impulsion centripète sortant de l’axe géographique de l’histoire » acquièrent chez lui les contours nets de la culture russe, de l’histoire russe, de l’architecture étatique russe, du territoire russe. Chez Savitski, la Russie-Eurasie apparaît sous le même jour que le « Raum » de Ratsel et plus précisément encore, que le « Grossraum » de Schmitt.
Si Mackinder estime que du désert du Heartland provient une secousse mécanique qui pousse la zone rivage (« le croissant intérieur ») à créer culture et histoire, Savitski quant à lui, soutient que la Russie-Eurasie (le Heartland de Mackinder) est une synthèse des cultures mondiales et de l’histoire mondiale développée dans l’espace et le temps. Ainsi, en Russie, la nature participe à la culture.
Savitski comprend la Russie géopolitiquement, non en tant qu’État national mais comme un type particulier de civilisation développé à partir de plusieurs composantes : la culture ariano-slave, le nomadisme turc, et la tradition orthodoxe. Toutes ensemble, elles produisent l’entité unique de la « médianité » se présentant telle une synthèse de l’histoire du monde. Savitski ne considère pas les grand-russes seulement comme la branche des slaves orientaux, mais comme une entité ethnique d’empire, spécifique, dans laquelle sont concentrés les substrats slaves et turcs. Ce moment le conduit à l’important thème touranien.
Touran
Au yeux de nombreux nationalistes russes, il était scandaleux d’approcher positivement la dimension touranienne. Dès lors, Savitski justifia de façon oblique le joug mongol-tatare, grâce auquel « la Russie conquit son autonomie géopolitique et préserva son indépendance spirituelle du monde agresseur romano-germain ».Cette relation à l’égard du monde turc avait pour intention de séparer la Russie-Eurasie de l’Europe et de son destin, sur base de l’originalité ethnique des russes.
La formule-clef de l’eurasisme, développée dans l’article « La Steppe et la sédentarité » fut « Sans l’épopée tatare2, il n’y aurait pas eu de Russie ».De là, on passe à la conviction strictement géopolitique : «Disons-le d’emblée : dans toute l’étendue de l’histoire mondiale, à la perception occidentale de la mer s’oppose, égal en droits, le pôle du ressenti mongol, unique, du continent ; entre eux, dans l’espace des pérégrinations russe, dans l’amplitude de la conquête et de l’assimilation russes plane ce même esprit, cette même perception du continent ». Et plus loin : « La Russie est l’héritière des grands khans, la continuatrice des entreprises de Gengis et de Timour, l’unificatrice de l’Asie (…) En elle se concentrent la sédentarité historique et l’élément steppique ».Les slavophiles avaient déjà noté a dualité fondamentale du paysage russe, sa division entre forêt et steppe. Chez Savitski, le sens géopolitique de la Russie-Eurasie intervient en tant que synthèse de ces deux réalités : la forêt européenne et la steppe asiatique. Et cette synthèse ne se ramène pas à la simple juxtaposition de deux systèmes géopolitiques ; elle est une entité pleine et originale, disposant de sa propre mesure et de sa propre méthodologie d’évaluation. Mais la Russie-Eurasie ne peut être réduite à l’élément touranien. Elle est quelque chose de plus grand. Et vis-à-vis de l’Europe, qui considère comme barbare tout ce qui sort du cadre de sa conception « côtière », l’auto-qualification des russes comme « porteurs de l’esprit mongol » paraît telle une provocation dévoilant la prééminence historique et spirituelle des eurasiens.
La Topogénèse
Le concept de topogénèse joue un rôle essentiel dans la théorie de Savitski. Ce terme se propose comme l’équivalent précis du concept de Raum, tel qu’en dispose la « géographie politique » de Ratsel ainsi que les géopoliticiens allemands en général (de même que Kjellén). Dans ce concept apparaît l’organicisme des eurasiens, correspondant précisément à l’école « organiciste » allemande et contrastant de manière aiguë avec le pragmatisme des géopoliticiens anglo-saxons. Si Spykman avait connaissance des travaux de Savitski, son indignation à propos de ce « non-sens métaphysique » a dû être plus prononcée qu’envers Haushoffer. Ainsi, dans son texte «Aperçu géographique de la Russie-Eurasie », Savitski écrit : «Le milieu sociopolitique et son territoire doivent pour nous se fondre en un seul ensemble, un individuum géographique ou paysage » C’est là l’essence de la « topogénèse » dans le cadre de laquelle l’objectif et le subjectif se fonde en une unité insécable, une plénitude. Il s’agit d’une synthèse conceptuelle.. Savitski poursuit, dans son texte : «La synthèse est indispensable. Il est nécessaire de pouvoir appréhender immédiatement, d’un regard, le milieu socio-historique et le territoire qu’il occupe ».En cela, Savitski est proche de Vidal de La Blache. Comme le géographe français, qui justifia l’indivisibilité de l’unité du type culturel français nonobstant l’appartenance ethnique des habitants d’Alsace-Lorraine, Savitski écrit : « La Russie-Eurasie est « topogénèse », « pleine unité », « individuum géographique », à la fois géographique, ethnique, économique, historique, etc… et en tant quepaysage ». La « topogénèse » Russie-Eurasie est la forme intégrale de l’existence de nombreuses « topogénèses » de taille inférieure. C’est leGrossraum de Schmitt, constitué d’une hiérarchie entière de Raum plus petits.
L’introduction du concept de « topogénèse » permet aux eurasistes de s’extraire de la nécessité positiviste de dissocier les phénomènes historiques dans une démarche analytique, les décomposant en des systèmes mécaniques adaptés aux phénomènes non seulement naturels mais aussi culturels. Avec les appellations « topogénèse » et « individuum géographique », les eurasistes fuyaient les recettes trop concrètes aux problèmes nationaux, de race, religieux, culturels, linguistiques et idéologiques. Perçue intuitivement par tous les habitants de « l’axe historique de l’histoire », l’unité géopolitique acquis de la sorte une langue nouvelle, « synthétique », non réductible aux concepts inadéquats, fragmentaires et analytiques du rationalisme occidental. De même s’établit ainsi la prééminence de Savitski au sein de la tradition intellectuelle russe, qui toujours s’est attardée sur la signification donnée à « la plénitude », « la conciliarité », « la pleine unité », etc.
L’Idéocratie
Le principe d’idéocratie est un aspect très important de la théorie de Savitski. Selon celui-ci, l’État eurasien doit se construire à partir d’une impulsion spirituelle initiale, du haut vers le bas. Par conséquent, sa structure entière doit être conçue en accord avec l’Idée a priori, et à la tête de cette structure doit se trouver la classe particulière des « chefs spirituels ». Une telle position est très proche de la théorie de Schmitt concernant « ceux au vouloir fort », ainsi que l’impulsion « spirituelle » à la source de l’apparition du Grossraum.
L’idéocratie présupposait la priorité à une organisation de l’architecture d’État selon une approche non-pragmatique, non-matérialiste et non commerciale. Pour Savitski, la dignité de la « personne géographique » repose en sa capacité de s’élever au-dessus de la contrainte matérielle, en incluant organiquement le monde physique dans l’impulsion spirituelle et créatrice unique d’un agir historique global.
Le terme idéocratie, qui unit toute forme de gouvernement non-démocratique, non-libéral, est fondé sur des motivations non-matérialistes et non-utilitaristes. En outre, Savitski évite consciemment de préciser ce concept, qui peut se réaliser dans le concile théocratique, la monarchie populaire, la dictature nationaliste et dans le gouvernement d’un parti du type soviétique. Une telle largesse conceptuelle correspond à l’horizon purement géopolitique de l’eurasisme qui englobe d’immenses espaces historiques et géographiques. C’est la tentative d’exprimer le plus précisément la volonté intuitive du continent. Évidemment, l’idéocratie s’oppose directement à l’approche dominante dans les théories de Mackinder, de Mahan et de Spykman. Ainsi, les eurasistes russes menèrent à leur parfaite clarté les termes dans lesquels s’exprimait la confrontation historique entre Mer et Terre. La Mer est la démocratie libérale, le système commercial, le pragmatisme. La Terre c’est l’idéocratie (dans toutes ses modalités, le gouvernement de la hiérarchie, la domination de l’idéal religieux.
La vision de l’idéocratie de Savitski est en résonance avec les idées du sociologue et économiste allemand Werner Sombart, qui catégorise tous les modèles et types sociaux selon deux classes générales : les héros et les commerçants. Dans le domaine géopolitique, les termes héros et héroïsme se dépouillent de leur sens métaphorique et pathétique et deviennent des appellations techniques désignant des spécificités juridiques et éthiques du gouvernement idéocratique.
1La traduction « des Slaves » correspond imparfaitement au terme russe « славянство » qui renvoie non seulement à « l’ensemble des Slaves » mais également à une certaine dimension de « slavité ».
2Au concept russe de « татарщина », tatarchina, ne correspond aucun terme français. L’expression épopée tatare exprime partiellement cette réalité qui, entre autres, intégrait pour les populations une dimension tragique et souffrante qui n’apparaît pas vraiment dans la notion d’épopée.