Motivations géopolitiques de la politique occidentale de terre brûlée en Roumanie actuelle

Motivations géopolitiques de la politique occidentale de terre brûlée en Roumanie actuelle

I. 2013 : fin du XXe siècle, mort de l’homo ideologicus, retour à la géopolitique

Dans un article récent, Paul Gottfried(1), partant des analyses de Karl Mannheim, nous rappelle ce trait définitoire de la pensée politique du XXe siècle : l’autonomisation de l’idéologie, devenant peu à peu indépendante des identités sociales collectives dans lesquelles s’enracinaient au XIXe siècle le « conservatisme » (aristocratique, agraire et clérical), le « libéralisme » (bourgeois séculariste) et le « socialisme » (ouvrier). C’est dans ce contexte que ce même XXe siècle, pour la première fois en Europe depuis les guerres de religion et la sécularisation de l’homme européen, a donné naissance, notamment entre 1936 et 1945 à des guerres de factointerétatiques, mais très largement vécues par les populations éduquées des États belligérants comme des guerres idéologiques. Dans leur chef-d’œuvre Allonsanfan, les frères Taviani ont d’ailleurs produit une analyse filmique d’un des principaux embryons de cette Weltanschauung : le militantisme et terrorisme socio-nationaliste bourgeois de fractions isolées des minorités nationales de l’Empire des Habsbourg, dans leur combat d’arrière-garde acharné qui fit suite à l’échec des révolutions de 1848.

Sans même parler de grands précurseurs (presque toujours des penseurs chrétiens et antimodernes) comme Simone Weil et Georges Bernanos tirant déjà les leçons de la guerre civile espagnole, les plus lucides des Européens du XXe siècle ont été forcés de remettre en question cette dangereuse illusion en assistant à l’étrange transfiguration géopolitique des années 1945-1948, caractérisées par la faillite du discours antifasciste unitaire et la transformation des vainqueurs alliés de Yalta en belligérants d’une nouvelle guerre que seule la prudence de Staline, puis de Kennedy, a empêché de devenir une guerre « chaude » (voire brûlante, car nucléaire).

Néanmoins, jusqu’en 1990, des deux côtés du rideau de fer, l’adhésion des Européens politisés à l’eschatologie sécularisée de l’homo ideologicus (sous ses diverses formes concurrentes) est restée relativement massive, quoique régulièrement érodée – côté « socialiste » par des épisodes successifs d’interventionnisme soviétique de type impérialiste en Europe centrale, côté « démocrate » par les exactions, d’année en année plus visibles, des puissances occidentales dans le Tiers-monde colonisé et néocolonial. La période de « fin de l’histoire » des années 1988-1993 me semble, de ce point de vue, présenter un bilan ambigu : obligeant les derniers partisans du soviétisme à une remise en question radicale, elle a par contre fait passer beaucoup des membres du camp démocrate/libéral du sommeil dogmatique des années 1970 au délire dogmatique néocon des années 1990-2000 (moyennant, d’ailleurs, un curieux renouvellement du personnel, largement basé sur l’inclusion de transfuges du gauchisme antisoviétique des années 1960-70).

Le dernier acte de cette tragédie œdipienne est très certainement l’époque actuelle (2000-2013), caractérisée par la reprise – apriori impensable pour l'homo ideologicus – d’une guerre froide dont les justifications idéologiques, de l’aveu même des deux belligérants, avaient officiellement disparu dix ans plus tôt. Depuis le coup d’arrêt donné en Tchétchénie, au tournant de l’an 2000, par Vladimir Poutine au processus de morcellement continu de l’ancien espace soviétique, on voit peu à peu le soft power, protagoniste méthodologique central des conflits du dernier quart du XXe siècle (de mai 68 aux r »évolutions orange » en Europe postcommuniste) remplacé par des guerres certes « tièdes », mais à balles réelles, qui comme dans les années 1950-1980, sont bel et bien des affrontements by proxy, sur sol non-sanctuarisé (notamment en Syrie en ce moment même, mais aussi précédemment dans le Caucase), entre puissances nucléaires regroupées en deux camps, qui « se trouvent » coïncider géographiquementavec ceux de cette guerre froide de 1947-91, que les historiens de l’an 2050 seront probablement tentés de nommer « la Première Guerre froide ».

Dans le cadre d’une ultime – et par moments pathétique – tentative de sauvetage à tout prix de la perspective eschatologique-sécularisée du XXe siècle, divers libertariens pro-Poutine en Occident (dont beaucoup d’économistes anti-keynésiens promus par les émissions de Max Keiser sur Russia Today) s’efforcent de décrire la Russie actuelle comme le « nouveau monde libre », l’Empire atlantiste dans sa dernière mouture néocon, et tout particulièrement son satellite UE (non sans quelques bons arguments dans ce sens) comme une Union soviétique reloaded, produisant ainsi, souvent sans s’en rendre compte, « l’ombre idéologique » projetée par l’idéologie mondialiste des transfuges néolibéraux/impériaux du trotskysme et du marxisme culturel (admirablement représentés par le russophobe hystérique Cohn-Bendit), lesquels, pour des raisons bien sûr diamétralement opposées, s’efforcent aussi de voir dans la Russie poutinienne le dernier obstacle rétrograde-maffieux à dégager du chemin menant l’humanité à l’Etat mondial dont la fondation peut seule permettre d’étendre à toute la surface du globe l’emprise de leur religion « laïque » des droits de l’homme. Les uns, souvent des reaganiens déçus, veulent poursuivre depuis Moscou, et contre Washington, leur croisade contre le totalitarisme (et, en effet, s’expatrient souvent – pour des raisons qui ne sont pas toutes économiques – dans l’espace C.E.I.) ; les autres continuent, comme si de rien n’était, à soutenir le « monde libre » contre la « dictature néo-soviétique » russe – avec d’autant moins de scrupules que, souvent issus du trotskysme, ils n’ont parfois jamais cessé, communisme ou pas, d’être des ennemis acharnés de la Russie.

A la fois convergentes et contradictoires, ces tentatives ne trompent pratiquement plus personne. Peu de libertariens sincères et bien informés seront disposés à reconnaître leur rêve individualiste-puritain dans la Russie autoritaire de Poutine, où Alexandre Douguine se fait le chantre du rétablissement de la « symphonie des pouvoirs » entre Etat et Eglise. Mais il est tout aussi difficile pour un démocrate-étatiste sincère de déclarer « dictatorial » (si ce n’est au sens étymologique) le pouvoir de l’homme politique russe le plus populaire depuis Staline, ou d’apercevoir une construction étatique dans le fonctionnement de plus en plus cyniquement inique et chauvin des institutions de l’Union européenne et dans son tissu social ravagé par la mise à sac néolibérale des économies européennes.

Il faut donc se rendre à l’évidence : qu’ils agissent sous le masque de telle ou telle idéologie – selon la mode du XXe siècle – ou reviennent – comme en ce moment – à une sincérité presque cynique dans l’application d’unerealpolitik bien assumée en tant que telle, comme au XIXe siècle, les Anglo-saxons, les Russes et les Chinois, que ce soit dans les années 1950 en Corée, en 2013 en Syrie ou plus tard ailleurs, ne se font pas, ne se sont jamais faits et ne se feront jamais la guerre pour des raisons essentiellement idéologiques, mais en raison d’une structure historique qu’analyse, dans ses très divers aspects (géographiques, religieux, militaires, sociologiques etc.) une science dont les chancelleries n’ont jamais vraiment perdu l’usage, mais que l’homo ideologicus du XXe siècle avait cherché à écarter de l’ordre du jour des grands débats d’idées européens : la géopolitique.

Dans un tel contexte, on ne s’étonnera pas de constater que l’un des principaux penseurs politiques de notre époque, le russe Alexandre Douguine, est à la fois un philosophe à l’occidentale, un penseur traditionnaliste et… un géopoliticien. La « quatrième théorie politique » qu’il promeut (choix lexical assez malheureux) n’est à vrai dire ni « théorique », ni « politique » dans le sens que le XXe siècle, et avant lui les promoteurs des trois théories précédentes (libéralisme, communisme et fascisme) donnaient à ces termes ; elle constitue, finalement, bien plus une synthèse géopolitique qu’un système philosophique (là encore, à condition d’entendre « système » et « philosophie » dans leur sens spécifiquement occidental).

A une échelle géographiquement plus réduite, celle de l’Europe du Sud-est, on constatera cette même faillite de l’idéologie, à la fois objective (comme force mobilisatrice dans le cadre de dynamiques sociales) et subjective (du fait de l’apparition dans les Etats-majors impériaux de modèles stratégiques fondamentalement basés sur une vision non-idéologique du monde), en comparant les trajectoires politiques/idéologiques et stratégiques, en état d’inversion paradoxale, de la Roumanie et de la Hongrie actuelles.

Le cas roumain, à la lumière d’une comparaison Roumanie-Hongrie

Cela fait 23 ans que la Roumanie a reperdu le peu d’indépendance qu’elle avait réussi à conquérir sous le régime (certes dictatorial) de N. Ceaușescu. Au cours de ces 23 ans, « l’importance stratégique » de la Roumanie est devenue un thème fort populaire de masturbation intellectuelle pour les élites roumaines, et notamment pour le groupe de mercenaires de l’esprit chargé de légitimer les agissements des élites compradores (à savoir : tous les grands partis constitués) à la solde de l’Empire Atlantiste (dont les principales instances actives sur place sont l’OTAN, l’UE, le FMI et la Banque Mondiale). Ainsi, la géostratégie, sortant du cabinet de l’érudit et des dossiers de l’expert, est même devenue, dans ce pays parmi les deux ou trois Etats les plus pauvres d’Europe en termes de revenu per capita, un thème de communication politique (par exemple électorale). Il est bien naturel que ces auxiliaires indigènes du pillage néocolonial de la Roumanie préfèrent entretenir leurs ouailles d’une prétendue « importance stratégique » de leur pays, expliquant des convoitises, des menaces extérieures à conjurer grâce à une politique de stricte soumission à l’Empire Atlantiste (qui, lui, n’est pas censé être une menace), que de la réelle richesse (minérale, énergétique, agricole) dudit pays, richesse de plus en plus intensivement exploitée, et dont lesdites ouailles ne voient cependant pas grand-chose.

Ces discours, qui font un peu penser aux considérations de la linguistique pré-saussurienne sur la puissance, la force ou la signification d’un élément (son, mot) isolé de la langue, semblent ignorer le B-A-BA des relations internationales, et notamment le fait qu’un pays ne peut avoir d’importance que pourun autre pays (ou groupe de pays) et en fonction de l’organisation régionale et générale de l’échiquier stratégique. Or, de ce point de vue – celui de la géopolitique sérieuse –, on ne peut que donner raison aux thuriféraires valaques de l’euro-atlantisme : la Roumanie eststratégiquement importante en Europe du Sud-est, aussi bien pour l’Empire Atlantiste que pour le contre-pouvoir eurasien en voie de formation autour de la Russie poutinienne, mais pas au même degré, ni de la même façon. Or cette valorisation asymétrique d’une même géographie par deux perspectives impériales concurrentes explique aussi beaucoup du comportement desdits acteurs impériaux vis-à-vis de la Roumanie.

Ce que toutes les analyses complaisantes du camp pro-occidental s’acharnent à ne pas voir, c’est que cette asymétrie repose, dans les grandes lignes, sur le fait – qui constitue une constante géopolitique à l’âge moderne – que la Roumanie est, pour tout conglomérat impérial ayant pour centre la Russie, un couloir de progression naturel et incontournable, alors que – pour des raisons à la fois complémentaires et identiques –, dans la perspective du Drang nach Osteneuro-atlantiste, elle ne peut constituer qu’une tranchée évacuable, en aucun cas une place forte. Voyons pour quelles raisons :

  1. Géographie physique

Pour les Occidentaux, bâtisseurs d’empires maritimes dont le centre de gravité, depuis Waterloo, n’est plus en Europe continentale, avant comme après la Première Guerre froide (1947-1991), l’objectif constant reste de « contenir » (containment), de confiner la Russie en lui bloquant l’accès aux mers chaudes, et donc la possibilité de contrer la marine occidentale sur son propre terrain : celui de l’ubiquité potentielle de la force de frappe. Appliqué au sous-ensemble régional « Mer Noire », ce principe implique que le contrôle de la Roumanie n’est géostratégiquement rentable que s’il précède, puis accompagne le contrôle de l’Ukraine et du Caucase occidental. Dans cette perspective, la faillite progressive (2006-2010) de la « révolution orange » en Ukraine et la victoire russe sur la Géorgie de Saakachvili en 2008, entérinée par la défaite électorale récente dudit Saakachvili, ont constitué une discrète Bérézina du Drang nach Ostenatlantiste en Europe du Sud-est ; rapportée à ces pertes majeures, la perte de la Roumanie constituerait un dommage tactique non-négligeable, mais sans importance essentielle du point de vue stratégique.

Pour la Russie, c’est exactement le contraire : une fois garanti l’accès à la Mer Noire, l’objectif suivant dans l’ordre naturel de ses priorités stratégiques – que ce soit il y a 200 ans face à l’Empire Ottoman ou aujourd’hui face à l’OTAN – est l’accès à la Méditerranée par raccordement terrestre au croissant d’influence slavo-orthodoxe des Balkans (Bulgarie, Serbie), raccordement qui, compte tenu du relief (arc carpathique isolant l’Europe centrale de l’Europe de l’Est) doit nécessairement se faire par le couloir littoral moldavo-valaque et la vallée inférieure du Danube. La Roumanie (et tout particulièrement ses régions orientales et méridionales) est donc d’une haute importance stratégique pour la Russie, supplantée uniquement par des positions d’importance primaire comme Kaliningrad, Odessa ou Tartous.

  1. Géographie humaine

Ici, la donnée essentielle qui, plus ou moins discrètement, reste au premier plan des préoccupations des stratèges des deux camps, c’est la géographie confessionnelle. Dans ses régions (les plus anciennes, en termes de construction politique de l’Etat roumain moderne) situées à l’extérieur de l’arc carpathique, la Roumanie est peuplée par une écrasante majorité de chrétiens orthodoxes (Seule la Transylvanie lato sensu, c’est-à-dire incluant le Partium, est réellement multiconfessionnelle). Or cette frange compacte d’orthodoxie roumaine en bordure du monde carpathique fait partie intégrante, sans la moindre solution de continuité, du croissant orthodoxe des Balkans – lequel, à l’exception de la Grèce et de la Roumanie, est aussi, linguistiquement, un croissant slave, qui, politiquement, inclut des alliés historiques inconditionnels de la Russie (Serbie et Bulgarie).

Or, parmi les rares éléments de doctrine sur lesquels les intellectuels organiques de l’impérialisme néoconservateur à l’Ouest et ceux du réveil eurasiste à l’Est s’entendent, pour ainsi dire, comme larrons en foire, on trouve – complémentairement au caractère inéluctable de l’érosion de l’Etat-nation westphalien comme fondation de l’ordre international – la conviction que le véritable ciment des empires du monde de demain (soit, vu de l’Est, l’ordre multipolaire qu’A. Douguine appelle de ses vœux) sera ce que Huntington a nommé « civilisation », et Douguine tantôt « civilisation », tantôt « Daseinculturel », c’est-à-dire l’appartenance des peuples, groupes sociaux et individus à des aires culturelles principalement définies par la diffusion historique des diverses grandes religions du monde. En Europe, et notamment du Sud-est, ces religions sont au nombre de trois : christianisme catholique en Europe centrale (le cas assez spécial des austro-protestants de l’Est du monde hongrois, calvinistes et unitariens, demanderait un examen séparé), christianisme orthodoxe des Balkans et des rives de la Mer Noire, Islam sunnite post-ottoman en Bosnie, Albanie et Turquie.

 

Position géostratégique de la Roumanie dans l’Empire Atlantiste : not here to stay

Traumatisés par les événements de 1945 et de l’après-45, c’est-à-dire une terreur bolchévique que l’historiographie anti-communiste du régime atlantiste post-90 présente systématiquement comme une agression et une occupation russes, bercés par leurs élites vendues au moyen de discours oecuménistes qui reprennent les vieilles rengaines de la propagande uniate de l’époque habsbourgeoise, les Roumains, dans leur grande majorité, ne comprennent pas encore quelles conséquences peut entraîner pour eux – et ce, qu’il s’en revendiquent ou non– leur appartenance au croissant orthodoxe dans un tel contexte idéologique – le contexte d’une épistémègéopolitique de « choc des civilisations », qui rappelons-le, est commune aux têtes pensantes de l’Empire Atlantiste et à celles de l’Eurasie émergente.

Au premier rang de ces conséquences se trouve le fait qu’en dépit d’une soumission institutionnelle sans précédents depuis l’époque phanariote du côté roumain, l’Empire Atlantiste, qui contrôle actuellement à 100% et de façon discrétionnaire le territoire roumain, n’envisage pas « d’y faire de vieux os ».

Ainsi, Le journal espagnol El Mundoa publié dans son édition en ligne un document top secret montrant comment les États sont classés selon les intérêts américains. La Roumanie n’apparait pas dans le premier groupe de « coopération totale » composé de quatre États, ni dans le second « coopération concentrée », composé de 18 États (dont la Pologne et la Hongrie), ni dans le troisième, « coopération limitée », qui comprend des pays comme la France, l’Inde et le Pakistan. Il reste dans la quatrième catégorie, qui se réfère à des pays hostiles aux intérêts américains. (source : V. Vasilescu, http://reseauinternational.net/2013/11/07/pourquoi-le-bouclier-antimissi...).

 

Histoire d’un désinvestissement annoncé

Du profil géostratégique esquissé ci-dessus, on peut assez facilement déduire les circonstances géopolitiques qui rendraient probable un investissement stratégique(c’est-à-dire un ensemble de mesures d’affermissement à long terme du lien de vassalité) de l’Empire Atlantiste en Roumanie :

a) le mobile : réelle volonté atlantiste d’en découdre avec la Russie de V. Poutine, se traduisant par une priorité stratégique à l’affaiblissement des positions européennes de la Russie ;

b) l’occasion : faiblesse morale et/ou technique de la puissance militaire russe, progrès atlantistes en Ukraine et dans le Caucase, solidité de régimes-clients atlantistes en Bulgarie et en Serbie.

Concernant le mobile, il est assez clair que :

- La crise syrienne de l’automne 2013 a consacré le retour à une logique de guerre froide, dans laquelle les deux principaux acteurs du drame atomique planétaire assument, d’une part, le caractère conflictuel de leur relation (d’où « guerre », et notamment accentuation de la radicalisation idéologique des belligérants, chacun dans son camp), d’autre part, avec un pragmatisme presque cynique, leur responsabilité planétaire partagée, et les privilèges qu’elle leur permet au passage de glaner aux dépens des acteurs nucléaires secondaires et des puissances non-nucléaires.

- L’essor inéluctable de la Chine et le déplacement vers l’Asie du Sud-est du centre de gravité de l’économie mondiale obligent l’Empire Atlantiste à accorder une priorité stratégique absolue au containment militaro-économique de la Chine, même au prix de concessions à la Russie, et notamment de concessions sur le front européen, où, compte tenu de l’effondrement socio-économique et stratégique imminent de l’Europe, les pertes comptent de moins en moins.

Concernant l’occasion, il est non moins clair que :

- La fermeté russe et la puissance de frappe effective de la Russie, toutes deux en trajectoire ascendante, se trouvent actuellement à un maximum non atteint depuis l’époque soviétique.

- L’Ukraine ne semble plus pouvoir opter qu’entre une neutralité russophile durable et l’éclatement en deux, voire trois pays (auquel cas les zones stratégiquement importantes du Sud du pays passeraient toutes sous contrôle russe direct).

- Les élites atlantistes ont le plus grand mal à maintenir leur emprise sur la Serbie, tandis que la classe politique bulgare pourrait bien jouer un double jeu.

Ainsi, on constate bien au contraire que toutes les conditions sont réunies pour un désinvestissement atlantiste massif à moyen terme en Europe du Sud-est. Nul besoin de prêter aux grandes puissances plus de machiavélisme qu’elles n’en ont déjà, où de poser comme condition théorique, dans le passé proche, la tenue en secret d’une sorte de Yalta de l’Europe du Sud-est entre les plénipotentiaires de MM. Obama et Poutine pour comprendre que la présence atlantiste en Roumanie n’est pas destinée à durer, et surtout, que l’Empire Atlantiste se conçoit lui-même, en Roumanie, comme une force d’occupation provisoire sur une position qu’elle n’est pas sûre du tout de pouvoir tenir à long terme.

Cette analyse jette une lumière inhabituelle (en Roumanie, tout du moins),

- d’une part, sur l’attitude attentiste de la Russie dans les affaires roumaines : le pouvoir russe réagit avec une dignité stoïque aux provocations russophobes de T. Băsescu et à son simulacre de politique grand-roumaine en République moldave ; la diplomatie politique et culturelle russe, certes présente en Roumanie, est des plus discrètes : les Russes n’ont aucune raison de surinvestir stratégiquement dans un pays qui doit de toute façon leur échoir en dot, bon gré, mal gré ; en termes d’image, ils savent que le mieux qu’ils puissent faire est de briller par leur absence (du moins sur le plan politique – ce qui n’empêche pas Gazprom d’avoir son propre programme de fracturation hydraulique… dans le Banat), de telle sorte qu’aucune des catastrophes auxquelles s’expose actuellement le peuple roumain ne puisse leur être attribuée ; en effet (cf. infra), ils savent aussi ce que pensent les Atlantistes de la Roumanie, et quels effets psychologiques à long terme on peut raisonnablement attendre de la politique économique de terre brûlée (cf. infra) que mènent en ce moment même les Occidentaux en Roumanie ;

- d’autre part, sur un certain nombre d’évolutions récentes et moins récentes dans le domaine des relations entre la Roumanie et l’Empire Atlantiste. Nous présentons ces évolutions ci-dessous :

La retraite de Roumanie : terre brûlée à l’extérieur des Carpathes

Ces évolutions sont particulièrement parlantes quand on les compare aux relations de ce même Empire Atlantiste avec les voisins occidentaux de la Roumanie, et notamment avec la Hongrie (classée par les Américains dans le groupe de « coopération concentrée », donc en zone 2, juste après le monde anglo-saxon), laquelle, en dépit d’un climat intellectuel franchement moins favorable à l’Empire Atlantiste, et même, depuis 2010, d’un apparent début de rébellion du nouveau pouvoir pseudo-gaulliste FIDESZ, fait l’objet d’un investissement stratégique massif, Budapest étant de toute évidence traitée dans le dispositif stratégique occidental comme une place forte, citadelle destinée, en cas de retrait est-européen, à devenir le centre d’une zone-tampon centre-européenne entre le bloc eurasien et l’Europe occidentale.

Pendant que le JOBBIK (extrême-droite nationaliste), plus ou moins toléré par un FIDESZ craignant (à juste titre) d’être dépassé sur sa droite aux prochaines élections, parle ouvertement de quitter l’UE et l’OTAN, Orbán, tout en respectant scrupuleusement ses engagements atlantistes en politique extérieure, mène une politique interne « non-orthodoxe », nationalise des activités d’intérêt public, taxe les banques (pour la plupart occidentales) et remet même en cause (quoique plutôt déclarativement que dans les faits, pour l’instant) la sacro-sainte confiscation de la souveraineté monétaire de la Hongrie (connue en jargon eurocrate sous le nom orwellien d’« indépendance de la banque centrale »).

En dépit de tout cela, Budapest reste une capitale régionale proconsulaire, avec notamment une forte implantation d’institutions décisionnelles secondaires de l’OTAN, le QG de la galaxie des O« N »G Soros (et notamment sa fabrique de cadres : la Central Europe University), etc.. Sans aller (pour l’instant ?) jusqu’à implanter de la production militaire stricto-sensuen Hongrie, l’OTAN y dispose d’une succursale de son agence d’acquisition NSPA. Toutes ces activités attirent à Budapest un grand nombre d’expatriés anglo-saxons, et contribuent au PIB hongrois. En dépit du discours officiel sur « le regard tourné vers l’Est », le régime FIDESZ, spéculant à la fois sur un éclatement de l’UE et sur un enracinement à long terme dans l’Empire atlantiste (appelé à devenir de plus en plus, à l’interne, une garantie de sa pérennité face à un JOBBIK relooké eurasiste, en pleine ascension électorale) rend d’ailleurs à l’OTAN ses politesses, en privilégiant Boeing sur Airbus dans ses achats de matériel aéronautique.

Bucarest, où les politiques de tous bords rivalisent honteusement dans la surenchère servile face à Berlin, Bruxelles et Washington, ne peut se flatter d’aucun investissement/implantation comparable. Présentée comme le « point d’orgue du partenariat » Roumanie-OTAN, la base de Deveselu « abrite » des missiles (prétendument défensifs, d’interception, et prétendument dirigés vers l’Iran), qui ne sont bien évidemment pas placés dans des silos secrets, mais sur des rampes de lancement mobiles, susceptibles d’être embarqués en peu de temps sur un bâtiment de guerre, voire peut-être acheminés par voie terrestre à l’intérieur du cirque carpathique. Quoi qu’il en soit, et en dépit de tous les risques stratégiques créés pour la Roumanie par sa présence, il s’agit d’une base de campagne, a priori aussi peu intégrée dans son environnement social local que n’importe quelle base similaire en Turquie ou au Pakistan, donc porteuse d’aussi peu de retombées économiques positives pour le pays d’accueil, et aussi peu susceptible de promouvoir un enracinement local du personnel d’encadrement. Quant aux succursales roumaines des O« N »G de G. Soros, ce sont des mailles de rang 2 ou 3 dans des réseaux régionaux dont le centre se trouve en général à Budapest.

En dépit d’une certaine mauvaise humeur se traduisant par des campagnes de presse acerbes dans certains pays de la classe des seconds-couteaux de l’Empire (comme la France : zone 3), les multinationales occidentales encaissent stoïquement les coups que leur assène le régime Orbán (pertes de marchés publics monopolistiques, renationalisation du secteur énergétique, moratoire sur les constructions de grandes surfaces etc.), alors que les autorités impériales (en l’occurrence : américaines) n’ont pas hésité, aux premières protestations du peuple de Moldavie roumaine, à déclarer que l’abandon du territoire roumain aux excavatrices et aux sondes de fracturation hydraulique de CHEVRON fait partie intégrante du « partenariat stratégique » dans le cadre duquel la Roumanie devient un site du dispositif anti-missile AEGIS, c’est-à-dire la chair à canon de l’Empire Atlantiste, en première ligne d’une éventuelle guerre balistique.

Ces différences de traitement devraient suffire même à l’observateur le moins formé pour comprendre non seulement (ce que beaucoup de Roumains, cela dit, soupçonnent déjà) que l’Empire Atlantiste ne comprend pas d’autre langage que celui de la fermeté et de la force, mais aussi et surtoutque l’agenda impérial concernant la Roumanie diffère essentiellement de celui consacré à la Hongrie – et ce, quelle que soit en réalité l’attitude des gouvernements locaux, non seulement face à leur propre population (dont l’Empire, en dépit des mensonges grossiers des thuriféraires bucarestois de « l’Etat de droit », se moque éperdument), mais aussi – à un niveau rhétorique et d’action superficielle – face à l’Empire lui-même, ou du moins à ses instances régionales subalternes et/ou éphémères (comme l’UE).

Concernant la Roumanie, sauf révolte populaire violente contre les abus génocidaires de la surexploitation financière et extractive à laquelle les Occidentaux soumettent le pays (révolte dont l’élite économique occidentale ne sous-estime que partiellement le risque – cf. rapport récent de The Economist Intelligence Unit), quelle que soit la couleur politique (toute symbolique) du gouvernement en place, les multinationales constituant le bras économique armé de l’Empire Atlantiste y poursuivront et intensifieront au cours des prochaines années une véritable politique de terre brulée, dont l’objectif n’est pas seulement l’accaparation d’un maximum de ressources exportables (énergie, minerais, céréales, bois, eau et ressources humaines, du brain drainaux saisonniers de l’agroalimentaire et du paramédical occidental, en passant par la main d’œuvre sexuelle) au meilleur coût de revient possible, comme en général dans toute situation coloniale, mais aussi le saccage (au besoin non-profitable) de toutes les ressources non-entièrement accaparables à court terme, et qui risqueraient donc de tomber dans l’escarcelle eurasienne à moyen terme. Ce faisant, l’Empire Atlantiste suit scrupuleusement l’exemple de son grand prédécesseur Hitler, qui, dans un contexte similaire, avait réservé un sort semblable à des régions proches ou identiques au fil du repli progressif de la Wehrmacht devant les progrès de l’Armée Rouge.

Ainsi, la lucidité très « Realpolitik » dont certains commentateurs roumains de l’actualité sociopolitique cherchent à faire preuve en décrivant le « dilemme » de l’exploitation gazière par fracturation hydraulique en Moldavie comme un problème de juste pesée entre des « gains » (dont la population roumaine ne verra de toute façon jamais rien) et des « dommages » (notamment la pollution des nappes phréatiques et le désastre agricole qui s’ensuit) regrettables ou « sous-estimés » sombre elle-même dans le ridicule face à la réalité de cette politique de terre brûlée, pour les auteurs de laquelle les « dommages » ne sont pas à retrancher, mais à ajouter aux gains. L’ethnocide des villageois moldaves par destruction de leur cadre de vie (qui à court terme aura aussi, pour la métropole coloniale en situation « d’échec du multiculturalisme », l’avantage d’alimenter en matière blanche la pompe à esclaves pudiquement nommée « immigration économique ») n’est pas un « dommage collatéral » auquel l’Empire Atlantiste se résignerait à regret pour assurer ses bases et protéger la région de la « barbarie russe », mais un but de guerre à part entière, étant donné qu’il représente la destruction d’un territoire promis à moyen terme à l’Eurasie, et d’une population orthodoxe jugée a priori inapte au processus de rééducation libérale-libertaire imposé par l’idéologie des droits de l’homme.

Les mêmes raisons expliquent que les Occidentaux et leurs sbires locaux fassent preuve de beaucoup plus de nervosité face aux révoltes anti-frakkingde Moldavie que lorsque la classe politique roumaine, se payant le luxe d’une apparence de patriotisme économique, retarde la « privatisation » du réseau hydro-électrique national, qui n’apportera finalement au grand capital bancaire de l’Empire Atlantiste, tant qu’il sera présent sur place, qu’une redevance supplémentaire prélevée sur ceux des consommateurs locaux qui pourront résister aux hausses de prix (les autres retrouveront l’usage de la chandelle), mais ne remplit pas (à moins de dynamiter les barrages) le cahier des charges de cette politique de terre brûlée.

Des signes avant-coureurs de cette politique étaient d’ailleurs visibles longtemps avant le débarquement en Moldavie des premières excavatrices de marque « Nomad » (ça ne s’invente pas…) de la société CHEVRON. Depuis la fin des années 2000 – signe d’une rétrogradation de la Roumanie dans la hiérarchie des colonies occidentales –, de nombreux secteurs d’accaparation (horssecteurs stratégiques dans le cadre d’une politique de terre brûlée) précédemment gérés directement par des entreprises ou institutions du monde anglo-saxon (zone 1, race des seigneurs) sont progressivement passés sous le contrôle d’auxiliaires impériaux européens de zone 2 ou même 3, et notamment de l’Allemagne, visiblement destinée à hériter du contrôle de la zone-tampon (et des risques et dommages qui accompagneront nécessairement son basculement dans la sphère eurasienne). Ainsi, le capital allemand lato sensu(incluant des capitaux suisses et autrichiens) et français a accru son contrôle dans les secteurs bancaire, des BTP, de la grande distribution et des réseaux de distribution d’eau et d’énergie. Dans le même temps, des acteurs économiques anglo-saxons de premier plan, comme Bechtel, très présents pendant la première moitié des années 2000, quittent progressivement la Roumanie.

 

Incertitudes transylvaines

De même, on peut aussi vérifier la validité de cette interprétation (politique de la terre brûlée) moyennant l’examen du traitement hybride réservé à la Transylvanie. De nombreux commentateurs de l’actualité roumaine (dont l’excellent Claudiu Gaiu http://www.criticatac.ro/24151/spiritul-istoriei-la-pungeti/) ont relevé la curiosité que constituent les succès de l’activisme anti-RMGC, qui vise à empêcher l’oligarque israélien Beny Steinmetz, agissant sous le couvert d’une société canadienne (Rosia Montana Gold Corporation), de saccager une grande partie des Carpathes occidentales pour en extraire au moyen de filtres à cyanure ce qui y reste d’or après les extractions classiques successives qui s’étendent de l’époque romaine à l’Empire austro-hongrois – succès tout relatifs, mais bien réels quand on les compare au désastre qui se produit simultanément en Moldavie, où les mobilisations paysannes et urbaines ne débouchent sur aucune concession, mais bien au contraire sur un durcissement constant des politiques répressives. Gaiu remarque, sceptique, que RMGC a « peut-être de moins bons avocats » que CHEVRON. Beaucoup ont aussi remarqué que, dans cette affaire, les intérêts de Steinmetz allaient à l’encontre de ceux de G. Soros, lequel, ayant pris une importante position haussière sur l’or, a tout intérêt à en limiter la production. Ces phénomènes superficiels deviennent ô combien intelligibles, quand on considère que :

  1. le désastre écologique que risque de provoquer le projet RMGC, compte tenu de la géographie, affecterait tout le bassin hydrographique intérieur du cirque Carpathique, dont celui de la Hongrie (zone 2), dont le très abondant phréatique représente actuellement la ressource la plus précieuse à moyen terme ; la Hongrie est viscéralement opposée au projet RMGC, et exerce probablement de fortes pressions diplomatiques dans ce sens au sein des institutions impériales (bien évidemment, la destruction de l’agriculture moldave, c’est-à-dire d’un concurrent régional, l’inquiète beaucoup moins) ;

on peut assez raisonnablement supposer que, dans les plans impériaux de réorganisation post-UE de l’Europe, le destin de la Transylvanie est loin d’être tranché. Appartenant depuis moins d’un siècle à la Roumanie, cette région multiethnique à fortes composantes protestante-hongroise, catholique-hongroise et uniate-roumaine (à laquelle s’ajoute le souvenir, récemment réactivé, d’une présence allemande et ashkénaze massive du Moyen-âge jusqu’aux années 1980) se sent souvent (et parfois à juste titre) mal partagée dans l’économie du centralisme mafieux de l’Etat roumain, d’où une forte poussée autonomiste qui va au-delà des nostalgies irrédentistes d’une partie de la minorité de langue hongroise (la plus importante minorité de l'Union européenne, soit dit au passage : plus d’un millions de personnes). Pour l’instant, cette poussée se heurte à la fidélité séculaire d’une majorité passive de la population transylvaine (avant tout du groupe démographiquement dominant des ethniques roumains orthodoxes) à l’Etat unitaire roumain de Bucarest. Cependant, le caractère profondément dysfonctionnel de l’Etat phanariote roumain de l’après-1990 érode cette fidélité ; à ce titre, l’indignation soulevée par la facilité avec laquelle les élites compradores de Bucarest livrent leur propre peuple à la rapacité des multinationales occidentales pourrait, tout du moins en Transylvanie, devenir à son tour un gain collatéral pour l’Empire Atlantiste, en hâtant le processus séparatiste. La Transylvanie, elle aussi extrêmement fertile, pourrait, en restant – au prix d’un éclatement de la Roumanie – dans le giron de l’Empire occidental, constituer l’un des greniers de la future zone-tampon centre-européenne – éventualité qui pourrait facilement constituer, pour les stratèges de l’Empire, une bonne raison de chercher à la préserver de la politique de terre brûlée par ailleurs massivement appliquée aux zones transcarpatiques à population ultra-majoritairement orthodoxe.